Puis, peu à peu, ce merveilleux bien-être se fit torpeur. Les yeux qui ne quittaient pas la lampe se fermèrent lentement, lentement... et ce fut au moment de sombrer dans le sommeil que Marianne vit l'ombre blanche sortir peu à peu des ténèbres qui emplissaient la majeure partie de la pièce...
C'était comme un fantôme, drapé de neige, voilé de fumée et qui grandissait, grandissait jusqu'à emplir progressivement tout son champ de vision... quelque chose d'immense et de terrifiant.
Marianne voulut crier. Sa bouche s'ouvrit mais, comme si elle se trouvait déjà aux prises avec un cauchemar, aucun son n'en sortit. Ses paupières luttaient frénétiquement contre leur incroyable pesanteur. Et le fantôme grandissait toujours, se penchait un peu... La jeune femme fit un effort désespéré pour échapper au pouvoir de la drogue qui la paralysait et pour s'arracher de sa couche, mais les coussins la retenaient comme si elle eût été sertie dans ses profondeurs. Alors, doucement, l'ombre parla :
— N'ayez pas peur, dit-elle, je ne vous veux aucun mal, bien au contraire ! Je suis votre ami et vous n'avez rien à craindre de moi...
La voix était basse, presque sans timbre et d'une tristesse infinie mais, malgré les brumes qui envahissaient l'esprit de Marianne, le fil tenace du souvenir lui fit retrouver une autre voix, presque identique, entendue un soir, au fond d'un miroir terni, la voix d'un homme sans visage qui, ainsi que celle-ci, appartenait à une ombre. Se pouvait-il que ce fût la même, que le fantôme du mari mort dans son tragique isolement l'eût suivie jusqu'aux portes de l'Asie ?...
Mais la faculté de penser s'estompait elle aussi, après les réactions physiques. Les yeux de Marianne se fermèrent tout à fait et elle sombra dans un sommeil étrange, presque léthargique mais qui ne lui enlevait pas toute perception. Il y eut autour d'elle une rapide conversation dans une langue inconnue, où elle crut reconnaître cependant le timbre haut perché de Bulut Hanoum, visiblement affolée et celui, beaucoup plus sourd, de la Juive, alternant avec la voix basse du fantôme. Puis elle sentit que des bras l'enlevaient, avec assez de force pour que le mouvement fût sans secousse. Une odeur agréable remplit ses narines : celle du lattaquié, le tabac turc, mêlée à celle, plus fraîche, d'une lavande inattendue, tandis que sa joue venait reposer contre la finesse moelleuse d'une étoffe de laine... Et Marianne, à demi inconsciente, comprit qu'on l'emportait...
Il y eut à nouveau les parfums du jardin, la fraîcheur de la nuit, puis un balancement léger tandis que les bras qui la soutenaient l'abandonnaient soudain sur quelque chose qui devait être un matelas. Au prix d'un violent effort de volonté comme en produit parfois le dormeur inconscient qui cherche à échapper aux griffes d'un cauchemar, elle parvint à relever le rideau pesant de ses paupières, aperçut le ciel étoilé et la silhouette d'un homme tenant une longue perche qui avait l'air de ramer. Mais la gueule noire d'un tunnel s'approcha, armé d'une grille relevée dont les pointes ressemblaient aux dents d'un monstre et le parfum des saules fit place à une écœurante odeur de vase et de détritus, tandis que, dans un arbre proche, le chant d'un oiseau se faisait entendre un instant, ironique et dérisoire, pour s'éteindre aussitôt étouffé par le poids des murailles sous lesquelles coulait maintenant le ruisseau du Rossignol qui emportait Marianne, le ruisseau prisonnier comme elle-même... le ruisseau qui n'avait plus le droit de courir au grand air parce que les hommes en avaient ainsi décidé, le ruisseau...
De profondes ténèbres l'environnaient de toutes parts maintenant et Marianne, cessant alors de lutter, se laissa enfin couler au fond du sommeil total...
Elle en émergea avec la soudaineté d'un bouchon qui fait surface et se retrouva dans une chambre inconnue mais pleine de soleil. C'était une chambre magnifique, toute habillée de soie à ramages dans les tons bleus et mauves et qui, sans le flot de lumière qui en ôtait tout mystère, eût ressemblé assez à une chapelle à cause de la collection d'icônes d'or et d'argent qui couvrait l'un des murs.
Des cierges dérisoires dans toute cette clarté, brûlaient devant les images saintes et, debout au milieu de leur forêt figée, un personnage en robe noire était occupé à remplacer les bougies usées par de nouvelles.
Aux tresses élégantes de sa chevelure à demi cachée sous un voile de dentelle, Marianne, qui avait d'abord cru apercevoir un pope, comprit vite que c'était une femme. Mais singulièrement imposante.
Cela tenait moins à sa taille, haute et mince, très droite malgré l'âge dénoncé par les cheveux gris et les rides qu'au maintien rigide de cette femme et à la majesté d'un profil impérieux, d'une rigueur de traits toute hellène en dépit de la ténacité accusée par le menton.