Le malaise de Marianne grandit encore tandis qu'elle s'asseyait, machinalement, sur le divan bas que Rébecca lui indiquait. Quelque chose tremblait en elle, signe avant-coureur d'une panique impossible à expliquer. Elle avait l'impression qu'un danger la menaçait, un danger contre lequel il n'y avait pas de remède possible et, tandis que Bulut Hanoum prenait l'initiative d'entamer la conversation, elle s'efforça de lutter contre cette impression, ridicule très certainement... Qu'avait-elle à craindre de cette femme tranquille et, à tout prendre, assez distinguée, alors qu'en venant ici elle était prête à se livrer à toutes les manœuvres d'une espèce de sorcière sale et malodorante ? Où étaient son courage, sa volonté d'en finir avec ce poids insupportable qu'elle traînait en elle ?
Mais plus elle essayait de se raisonner, plus la crainte s'installait. Ses oreilles bourdonnaient au point qu'elle ne distinguait pas les paroles de sa compagne, ses yeux se troublaient, brouillant les murs tendus de cuir repoussé entre les panneaux desquels apparaissaient des rayonnages emplis de livres et d'autres chargés de fioles et de pots de toutes tailles. De toutes ses forces, elle serra ses mains glacées l'une contre l'autre, luttant contre une nausée sournoise mais aussi, paradoxalement, contre une folle envie de fuir...
Une main ferme et chaude glissa quelque chose entre ses doigts glacés. Elle sentit que c'était un verre.
— Vous êtes malade, remarqua une voix, dont le contralto musical la surprit, mais surtout vous avez peur. Buvez, vous vous sentirez mieux : c'est du vin de sauge...
Elle trempa ses lèvres dans le breuvage sucré, fort et doux tout à la fois, but quelques gorgées prudentes puis, finalement, vida le verre qu'elle rendit avec un regard reconnaissant. Les choses qui l'entouraient étaient redevenues nettes et, malheureusement aussi, le babil incessant de Bulut qui se répandait en sympathie et en compassion pour, l'épuisement nerveux visible de la princesse française.
Debout auprès d'elle, Rébecca observait Marianne. Brusquement, elle sourit :
— La noble dame a raison. Vous devez vous reposer un moment avant que je ne procède au premier examen. Etendez-vous sur ces coussins et laissez-vous aller. Nous allons passer un moment dans la pièce voisine pour décider de ce que nous allons faire. Pendant ce temps, essayez de penser que personne ici ne vous veut de mal, tout au contraire... vous n'y avez que des amis... plus d'amis encore que vous ne croyez. Ayez confiance ! Reposez-vous...
La voix de Rébecca avait d'étranges pouvoirs de persuasion et Marianne, miraculeusement apaisée, n'eut même pas l'idée de lui résister. Docilement, elle s'étendit parmi les coussins de soie qui dégageaient une odeur d'ambre et se sentit bien. Son corps y perdait toute pesanteur et sa peur de tout à l'heure s'était envolée si loin qu'elle s'étonnait maintenant de l'avoir éprouvée. Envoyant une pensée reconnaissante à la Sultane qui l'avait menée jusqu'à Rébecca, elle regarda disparaître dans les ombres de la pièce le feredjé vert de Bulut Hanoum et la tiare brillante de la juive...
En sortant, celle-ci ouvrit les trois petites fenêtres qui, durant le jour, éclairaient la grande pièce, sans doute aussi mal que la lampe de bronze. Mais, par ces ouvertures, les parfums du jardin arrivaient jusqu'à la jeune femme qui les respira avec délices. Ils lui apportaient la terre, la vie, le bonheur tranquille auquel toujours elle avait aspiré et qu'elle n'était jamais parvenue à atteindre. Se pouvait-il que cette maison si laide fût le port, le refuge où ses peines allaient fondre, où ses chaînes allaient tomber ? Quand elle en sortirait, elle serait libre... plus libre qu'elle ne l'avait jamais été, dépouillée de toute crainte comme de toute menace...
La lampe du plafond, éteinte par Rébecca afin que sa patiente pût mieux se reposer, avait été remplacée par une petite lanterne à huile posée sur une table basse au pied du divan. Sa courte flamme autour de laquelle se rassemblaient déjà les insectes nocturnes fascinait Marianne. Elle la regardait avec amitié, car c'était une petite flamme courageuse qui luttait vaillamment contre les ténèbres environnantes et les faisait reculer...
Dans l'esprit de Marianne, les senteurs du jardin, l'obscurité et la mince langue brillante qui oscillait sur son support de cuivre se rejoignaient pour former un tout symbolique où elle croyait reconnaître les éléments de sa propre vie. Mais la flamme, surtout, qui lui semblait incarner son amour tenace, retenait son regard, tandis que tout le reste de son corps perdait consistance et se fondait dans la douceur moelleuse des coussins. Il y avait longtemps, des mois peut-être, que Marianne ne s'était sentie aussi bien...