— N'importe quel homme aurait réagi de même façon. Votre père lui-même, peut-être, si pareille aventure lui était advenue. Je n'ai pas le droit d'en vouloir au mien... d'autant moins qu'il m'a tout de même laissé la vie, ce dont je n'ai pas eu autrement à me louer. J'eusse préféré qu'il laissât ma mère et me supprimât, moi, le monstre qui le déshonorait...
Il y avait tant d'amertume dans la voix basse et grave du dernier des Sant'Anna qu'en Marianne quelque chose s'émut. Elle eut conscience, tout à coup, de ce qu'il y avait d'un peu ridicule dans leur face à face au milieu d'une vaste salle presque vide et, s'efforçant à sourire, elle désigna l'embrasure d'une fenêtre où deux sièges de pierre, garnis de coussins, se faisaient vis-à-vis.
— Ne voulez-vous pas vous asseoir, Prince ? Nous serons mieux pour parler... et nous avons tant à dire. Cela peut être long.
— Croyez-vous ? Je n'ai pas l'intention, Madame, de vous imposer longuement une présence qui ne peut vous être que pénible. Croyez que, si les circonstances eussent été différentes, je n'aurais jamais accepté de vous révéler ma véritable personnalité. Vous me croyiez mort et c'était sans doute beaucoup mieux ainsi car vous avez beaucoup souffert à cause de moi, alors que je ne le voulais pas ! Dieu m'en est témoin : lors de notre mariage, je souhaitais de tout mon cœur que vous trouviez, sinon le bonheur, du moins le repos et la paix de lame.
Cette fois, le sourire de Marianne fut spontané et, comme le prince n'avait pas bougé, ce fut elle qui fit un pas vers lui :
— Je le sais, fit-elle doucement. Mais venez vous asseoir, je vous en prie ! Comme vous venez de le rappeler... nous sommes mariés.
— Si peu !
— Croyez-vous ? Dieu qui nous a unis n'est pas peu de chose... et nous pouvons au moins être amis. Ne m'avez-vous pas sauvé la vie, la nuit où Matteo Damiani s'apprêtait à me tuer près du petit temple en ruine ? Ne m'avez-vous pas libérée en le tuant à Venise ?
— Ne me l'avez-vous pas rendu en me sauvant du fouet de John Leighton ? riposta-t-il.
Mais il cessa de résister, se laissa mener vers l'embrasure que le soleil rouge envahissait encore.
A être tout à coup plus proche de lui, Marianne retrouva l'odeur de lavande et de lattaquié dont elle avait gardé, de la nuit précédente, le souvenir fugitif et cela la ramena aux événements étranges de ladite nuit, rejetés un instant dans l'ombre par la surprise qu'elle venait d'éprouver. Elle ne put s'empêcher de poser la question qui, soudain, lui brûlait les lèvres.
— C'est vous, n'est-ce pas, qui m'avez enlevée de chez Rébecca, hier soir ? La princesse Morousi me l'a dit...
— Je ne songeais pas à nier. C'est moi, en effet.
— Pourquoi ?
— Cela fait partie, Madame, de ces circonstances auxquelles je faisais allusion il y a un instant et sans lesquelles vous auriez pu continuer à me croire mort. Elles se résument en un seul mot : l'enfant !
— L'enfant ?
Il eut, à nouveau, ce sourire un peu triste qui donnait un charme profond à son visage presque trop parfait. Marianne qui pouvait maintenant le détailler de près et en pleine lumière s'étonnait de retrouver intacte la sensation d'admiration spontanée qu'elle avait éprouvée en le découvrant sur le pont de
— Avez-vous donc oublié la raison de notre mariage ? Lorsque mon vieil ami, Gauthier de Chazay, m'a parlé de sa filleule, elle portait l'enfant de Napoléon. En faisant d'elle ma femme, j'obtenais l'héritier digne de continuer notre vieille lignée, l'enfant que je n'osais plus espérer et que je me suis toujours refusé à procréer pour ne pas continuer notre malédiction. Cet enfant, vous l'avez perdu au cours de l'incendie de l'ambassade autrichienne, il y a un peu plus d'un an. Mais, aujourd'hui, vous en portez un autre !
Soudain très rouge, Marianne se dressa comme si une guêpe l'avait piquée. Tout devenait clair, maintenant, beaucoup trop clair même et tellement qu'elle avait peur de comprendre.
— Vous ne voulez pas dire que vous souhaitez ?...
— Si ! Je désire que vous gardiez cet enfant. Depuis mon arrivée ici, je fais surveiller la maison de la Juive. Elle est la seule à qui vous pouviez demander ce genre de service sans trop risquer d'y laisser votre vie. Et cela, je ne le voulais à aucun prix ! Voyez-vous, lorsque j'ai compris que vous attendiez de nouveau un enfant, j'ai repris espoir...
Marianne se cabra :
— Espoir ? Vous avez de ces mots. Vous n'ignorez cependant pas, vous qui paraissez savoir tant de choses, qui en est l'auteur ?
Le prince Sant'Anna se contenta d'incliner la tête en signe d'acquiescement, mais ne manifesta pas autrement ses sentiments. Devant ce visage impassible, la colère emporta Marianne.