— Vous le savez ! s'écria-t-elle. Vous savez que ce valet, ce Damiani, m'a violée, obligée à le subir encore et encore, moi, votre épouse, durant des semaines au cours desquelles j'ai cru devenir folle et vous osez me dire que ce calvaire vous a rendu l'espoir ? L'idée ne vous vient pas que vous dépassez les bornes ?
— Je ne crois pas ! riposta-t-il froidement. Damiani a payé sa dette envers vous. A cause de ce qu'il vous a fait subir, je l'ai tué et j'ai tué ses trois sorcières...
— A cause de ce qu'il m'a fait ou à cause de ce qu'il vous a fait, à vous ? Est-ce mon déshonneur que vous avez vengé ou la mort de cette pauvre Dona Lavinia ?
— Uniquement pour vous, croyez-le, car, en ce qui me concerne, je suis toujours vivant. Et ma vieille Lavinia l'est autant que moi. Elle a eu le bon esprit de faire la morte quand Damiani l'a attaquée et il croyait, de bonne foi, l'avoir abattue, mais elle vit toujours et j'imagine qu'à l'heure présente elle régente notre villa de Lucques. Pour en revenir à Matteo, il demeure que ce misérable, si criminel et vil qu'il se soit montré, n'en était pas moins du même sang que moi. Un bâtard, sans doute, mais un Sant'Anna beaucoup plus réel et plus proche que ne l'eût été le fils de Napoléon.
Si Marianne avait senti, un instant, sa colère céder devant la bonne nouvelle que constituait la survie de Dona Lavinia, elle n'en fut pas moins blessée par la comparaison et ce fut avec véhémence qu'elle reprit :
— Mais moi j'exècre jusqu'au souvenir de cet homme ! Et j'ai horreur de ce que je porte en moi, de cette « chose » à laquelle je refuse de donner le nom d'enfant et dont je ne veux pas, vous entendez ? Dont je ne veux à aucun prix !
— Il faut vous raisonner ! Que vous le vouliez ou non, cette « chose », comme vous dites, n'en est pas moins un être humain, déjà entier à l'heure présente, mais ce sont uniquement votre chair et votre sang qui le construisent. Il est une partie de vous-même et sera fait de même matière...
Comme un enfant qui se débat contre une évidence redoutable, Marianne protesta :
Non ! non ! C'est impossible ! Cela ne peut pas être et je ne veux pas que cela soit...
— Allons donc ! Vous n'êtes pas sincère car vous ne vous révolteriez pas avec tant de passion si votre cœur était libre, si... Jason Beaufort n'avait jamais traversé votre vie. C'est à cause de lui, uniquement à cause de lui, que vous voulez rejeter cet enfant.
Ce n'était pas un reproche. Simplement une constatation paisible, mais dans le regard bleu qui s'attachait au sien Marianne put lire soudain tant de tristesse résignée que, sur le point de revendiquer hautement, âprement la puissance de son amour et son droit à le vivre, elle se souvint juste à temps qu'elle portait le nom de cet homme et que Jason, pour sa part, l'avait un jour condamné à mourir sous le fouet.
Un peu gênée, elle détourna la tête.
— Comment avez-vous su ?
Il eut un geste évasif et, de nouveau, haussa les épaules.
— Je sais beaucoup de choses vous concernant, Madame. Par votre parrain d'abord, que j'aime profondément, car il est la bonté, la compréhension même. Et puis n'était-il par normal que je m'intéresse à ce qui était votre existence ? Non !... se hâta-t-il d'ajouter en remarquant le geste de protestation de la jeune femme, je ne vous ai pas fait espionner... pas directement tout au moins car ce n'eût pas été digne ni de vous ni de moi. Mais un autre s'en chargeait, malgré mes ordres et sans d'ailleurs tout me dire. Quant à la majeure partie de mes connaissances, je les tiens de l'Empereur lui-même.
— De l'Empereur ?
— Mais oui ! Après l'aventure de notre mariage, il était naturel et courtois que je l'en informe personnellement et que je lui offre, en quelque sorte, une profession de foi vous concernant, puisque je devais donner mon nom à son fils. Je lui ai écrit, il m'a répondu... et cela plusieurs fois.
Il y eut un silence que Marianne employa à méditer ce qu'elle venait d'apprendre. Il n'était pas difficile de deviner l'identité de celui qui l'avait fait surveiller : Matteo Damiani de toute évidence. Mais cette correspondance entre Napoléon et le prince Sant'Anna l'étonnait un peu, encore qu'à son retour de Bretagne en compagnie de François Vidocq l'Empereur lui eût signifié son désir de la voir rejoindre le foyer conjugal en faisant mention d'une lettre du prince. Elle ne savait trop si elle devait interpréter cela comme une preuve d'affection ou comme un témoignage de méfiance, mais elle préféra ne pas approfondir davantage pour le moment, car bien d'autres points demeuraient obscurs qu'elle souhaitait éclaircir.
Respectant son silence, Corrado avait tourné la tête vers le jardin que l'ombre gagnait peu à peu. Le soleil ne se montrait plus derrière les arbres qu'il nimbait tragiquement, en longues traînées de pourpre et d'or. Dans la salle, une fraîcheur se glissait, tandis que l'appel strident des muezzins vrillait l'air de tous côtés.
Marianne remonta sur ses épaules 1'écharpe de soie verte qui avait glissé.