Les bruits du jardin s'affaiblissaient. Quant à ceux de l'énorme cité, ils ne franchissaient qu'à peine les murailles de ce vieux palais. Bientôt, ils cesseraient tout à fait lorsque les cris des muezzins appelleraient les vrais croyants à la prière du soir...
Les nerfs crispés, Marianne serra ses deux mains l'une contre l'autre et se mordit les lèvres. Le visiteur, plus redouté qu'espéré, se faisait attendre... Et Marianne, qui s'était arrêtée un instant devant le portrait qu'elle regardait avec une sévérité dont elle n'avait pas conscience, s'apprêtait à reprendre sa promenade fiévreuse quand la porte s'ouvrit de nouveau, livrant passage au valet barbu qui se rangea sur le côté en s'inclinant profondément, tandis qu'une haute forme blanche s'encadrait dans le chambranle... et que le cœur de la jeune femme manquait un battement.
Ses yeux s'ouvrirent démesurément, ses lèvres s'arrondirent mais aucun son n'en sortit cependant qu'entrant dans la lumière du soleil le visiteur, à son tour, s'inclinait sans un mot. Et Marianne, rendue muette par la stupeur, comprit cependant qu'elle ne rêvait pas : entre le caftan clair et le turban de mousseline blanche, c'étaient bien le visage sombre et les yeux bleus de Kaleb qui se tournaient vers elle...
Le temps parut s'arrêter. Un profond silence s'établit entre ces deux êtres unis par les liens du mariage et cependant séparés par trop de choses. Sentant d'instinct ce que son regard agrandi pouvait avoir d'offensant, Marianne se raidit tandis qu'un curieux sentiment de soulagement l'envahissait.
Malgré tout ce que son parrain ou Dona Lavinia avaient pu lui dire, elle s'était attendue au pire. Prête à découvrir quelque créature atrocement défigurée dont la vue serait difficilement supportable, elle pouvait constater que la réalité, même si elle était étrange, n'avait rien de terrifiant.
Se souvenant de son premier mouvement quand sur le pont de
En revanche, cette réalité posait de nouveaux problèmes et des problèmes singulièrement difficiles à résoudre. Entre autres celui-ci : que faisait le prince Sant'Anna, de même que le marchand Turhan Bey, dans les hunes du navire de Jason sous l'aspect d'un esclave éthiopien ? D'ailleurs, à le revoir, elle s'apercevait maintenant que cette étiquette éthiopienne lui avait paru bizarre car, si la peau du pseudo Kaleb était réellement sombre, elle n'atteignait cependant pas au noir véritable des natifs de cette contrée.
Voyant qu'elle ne se décidait pas à parler la première et se contentait de le dévorer des yeux, Corrado Sant'Anna se décida à rompre le silence. Il le fit doucement, d'une voix volontairement assourdie, comme s'il craignait de faire fuir une sorte d'état de grâce, car le sentiment qu'il pouvait lire sur le visage de la jeune femme n'était pas celui qu'il avait tant redouté d'y voir. Non, les grands yeux verts qui le contemplaient ne reflétaient ni répulsion ni crainte, seulement une surprise infinie.
— Vous comprenez, maintenant ? murmura-t-il.
Sans le quitter des yeux, Marianne hocha la tête :
— Non ! Je crois même que je comprends de moins en moins. Vous n'avez rien de repoussant... bien au contraire. Je dirais même que... vous êtes très beau. Mais je suppose que vous le savez. Alors, pourquoi le masque, pourquoi la réclusion, pourquoi tout ce mystère ?
Les lèvres couleur de bronze eurent un sourire mélancolique qui laissa voir l'éclat des dents.
— Je pensais qu'une femme de votre rang devinerait les raisons de mon attitude. Je porte le poids d'une faute qui n'est pas la mienne, qui n'était pas davantage celle de ma mère et pour laquelle, cependant, on lui a arraché sa vie. Vous savez, n'est-ce pas, qu'après ma naissance, mon père, qui se croyait trompé, a étranglé ma mère sans se douter un seul instant que ce sang noir qui teintait ma peau, c'était lui, et aucun autre, qui l'avait transmis sans qu'il le sût !
— Comment est-ce possible ?
— Vous ignorez tout, n'est-ce pas, des lois de l'hérédité ? Moi, je les ai étudiées quand j'ai été en âge de comprendre. Un savant médecin de Canton m'a expliqué un jour comment l'enfant d'un Noir et d'une Blanche pouvait ne montrer aucune trace négroïde et donner cependant, à son tour, la vie à un rejeton noir. Mais comment mon père aurait-il pu imaginer que sa mère, ce démon qui a souillé toute notre race, l'avait eu d'Hassan, son esclave guinéen, et non du prince Sebastiano, son époux ? Hanté par la légende satanique de Lucinda, il a cru que ma pauvre mère avait sombré, elle aussi, dans le déshonneur... et il l'a tuée.
— Je connais cette horrible histoire, s'écria Marianne. Léonora Franchi... Je veux dire Mrs Crawford me l'a racontée. Quelle cruauté et quelle sottise !
Le prince haussa les épaules :