— Je craindrais davantage l'officieux que l'officiel, mâchonna Jolival. Même en froid avec Napoléon, le Sultan y regarderait à deux fois avant d'expulser l'une de ses amies. Selon moi, Canning... s'il a vraiment prononcé les paroles que l'on vous a rapportées, s'est quelque peu vanté.
— Comment ça : « s'il a vraiment prononcé ces paroles » ? Vous voulez dire qu'Hester aurait inventé toute cette histoire ?
— Toute, non... mais une partie. Ce qui m'étonne, dans tout cela, c'est qu'elle ne soit pas accourue ici, depuis une semaine que son algarade a eu lieu, pour vous avertir. C'eût été amical. Au lieu de cela, elle attend paisiblement de vous rencontrer sur le port et elle se précipite pour vous mettre en garde juste au moment où elle s'aperçoit que vous possédez en toute propriété un navire plus beau et plus confortable que tout ce qu'elle peut espérer trouver ici pour la porter vers ses rêves orientaux. Acceptez de l'emmener en Egypte et elle vous fera faire le tour du monde.
— Il n'est pas question de faire le tour du monde, ni même d'aller en Egypte. Mais, ajouta Marianne frappée malgré tout par la justesse de ce raisonnement, vous croyez qu'elle aurait inventé tout cela ?
— C'est ce qu'il faut savoir, soupira Jolival. De toute façon, avant de prendre la plus petite décision, il convient d'en référer au prince Corrado. Puisqu'il est la cause première de votre immobilisation ici, en dehors du fait que vous êtes légalement sa femme, c'est à lui de décider de ce qu'il faut faire. Je vais immédiatement lui faire porter un mot, après quoi je me mettrai à la recherche d'un mien ami, assez bien introduit à l'ambassade britannique. Il pourra peut-être me dire ce qui est vrai et ce qui l'est moins dans les confidences de Lady Hester !
— Vous avez des amis anglais, vous, Jolival ? s'étonna Marianne qui connaissait le peu de sympathie que son ami nourrissait pour un pays dont sa femme avait fait sa terre d'élection.
— J'ai des amis là où il faut. Et rassurez-vous, celui-là n'est pas anglais. Il est russe. C'est un ancien page de la Grande Catherine, mais il est l'un des hommes les mieux introduits dans les milieux diplomatiques que je connaisse...
Les réflexions pleines de bon sens de son ami avaient un peu rasséréné Marianne. Par-dessus l'ouvrage de broderie auquel elle occupait ses doigts durant les longues heures de repos exigées par le Dr Meryon, elle lui adressa un sourire plein de malice, tandis que, debout devant la table, il griffonnait hâtivement quelques mots.
— Je vois ce que c'est. Si votre ami est aussi bien introduit dans les ambassades que dans les maisons de jeu, il doit, en effet, être une mine de renseignements.
Jolival haussa les épaules, chiquenauda les revers de son élégant habit gris perle, prit sur un meuble sa canne, son chapeau et, se penchant, posa un baiser rapide sur les cheveux de Marianne.
— Ce qu'il y a de terrible, avec vous autres femmes, bougonna-t-il, c'est que vous ne rendez jamais justice aux efforts que l'on fait pour vous... Maintenait, restez bien tranquille en attendant mon retour et, surtout, ne recevez personne. Je ne serai pas longtemps absent.
Il revint, en effet, peu de temps après, mais la belle assurance dont il faisait preuve au départ avait fait place à une certaine tension que dénonçait le pli profond creusé entre ses sourcils et la fréquence accélérée de ses prises de tabac. Son mystérieux ami, si bien introduit, avait, en effet, confirmé le caractère épineux de la dernière entrevue entre Lady Stanhope et l'ambassadeur anglais, ainsi d'ailleurs que la prochaine conclusion d'un accord entre Canning et le Sultan, mais il ignorait tout des intentions britanniques concernant la princesse Sant'Anna et surtout si une mesure d'ostracisme la concernant faisait partie de l'accord en question.
— Il n'y a aucune raison pour que ce ne soit pas exact, s'écria Marianne. Vous comprenez bien, mon ami, que si Canning est disposé à chasser une femme du rang de Lady Stanhope, la propre nièce de feu Lord Chatham, il n'a aucune raison de prendre des gants avec une ennemie déclarée.
— D'abord, il n'a jamais dit qu'il « chasserait » Lady Hester. Simplement, il lui a fait entendre, selon le comte Karazine, qu'il serait sage à elle de quitter cette ville plutôt que de s'obstiner à entretenir des relations amicales avec « ces damnés Français ». Rien de plus ! Et je croirais assez que c'est là une meilleure interprétation, Canning étant un homme trop courtois pour employer des termes du genre « chasser » ou « expulser » quand il s'agit d'une dame...
— Cela prouverait tout simplement que je ne suis pas une « dame » à ses yeux. Souvenez-vous, Jolival, qu'il m'a traitée de princesse de pacotille !