— Je vous demande de prendre cette décision car, pour ma part, je ne sais à laquelle m'arrêter. J'avais pensé, ajouta-t-elle timidement, quitter Constantinople, peut-être... faire voile vers la Morée... ou vers la France.
— Ce serait inutile et dangereux, coupa calmement le prince. Vous risqueriez de tomber sur la flotte anglaise et vous ne pourriez pas échapper cette fois au sort que vous réserve Canning. En outre... il se peut que le capitaine Beaufort ait quitté Monemvasia à l'heure présente. Voyagera-t-il par terre ou par mer, nous l'ignorons. D'ailleurs, même sur mer, rien n'est plus facile que se croiser sans se voir...
Tout cela était d'une justesse accablante. Marianne baissa la tête pour que le prince ne vît pas la déception qu'elle éprouvait et qui devait se lire trop clairement sur son visage. Elle avait caressé avec bonheur, durant tout cet après-midi, l'idée d'un départ vers la Grèce qui lui eût permis de retrouver Jason plus tôt...
Comprenant ce qu'elle éprouvait, Jolival se chargea de poser la question suivante :
— Que faut-il faire alors ?
— Rester à Constantinople, mais quitter cette maison, bien entendu. Au Phanar, un enlèvement est trop facile.
— Où irons-nous donc ?
— Chez moi... à Bebek...
Il se tourna de nouveau vers Marianne et, sans lui laisser le temps d'émettre un son, il ajouta, très vite :
— Je regrette, Madame, de vous imposer une cohabitation que vous ne pouvez souhaiter et que je désirais éviter, mais c'est la seule solution. Vous auriez pu, bien sûr, prier la princesse Morousi de vous héberger dans son domaine d'Arnavüt Koy, qui est voisin de Bebek, d'ailleurs, mais le danger resterait le même. C'est là que l'on vous cherchera en premier lieu et si sir Stratford Canning a obtenu du Sultan cette aide misérable contre une femme, les gens de l'Anglais pourraient trouver une aide efficace dans la garnison du château de Roumeli Hissar qui est voisin.
— Mais il est encore plus voisin de Bebek, objecta Jolival.
Le prince eut un lent sourire qui fit briller ses dents blanches.
— En effet... cependant personne n'aura l'idée de chercher la princesse Sant'Anna dans la demeure de Turhan Bey, ce riche marchand noir honoré de l'amitié du Sultan...
Il y avait, dans ces derniers mots, une ironie qui cachait peut-être une amertume, mais Marianne commençait à penser qu'avec le prince il valait mieux qu'elle ne laissât pas vagabonder son imagination, car il était impossible de déchiffrer la réalité de ses sentiments ou même de ses impressions. Dans ces vêtements orientaux qui lui convenaient mieux sans doute que ne l'eussent fait des habits européens, il était toujours semblable à ce qu'il avait été sur le tillac de Jason : une admirable statue dont, même sous le fouet, il était impossible de vaincre l'impassibilité. Il était de ces gens qui meurent sans articuler un son... Mais, pour l'heure présente, ce qu'il disait n'était pas dépourvu d'intérêt.
— Si vous acceptez mon offre, reprit-il, demain, dans la journée, une femme turque, suivie d'un rameur, viendra ici ostensiblement porter un message à votre hôtesse. Vous prendrez ses vêtements et sous la protection du voile et du feredjé vous quitterez cette maison et, avec la pérame qui l'aura amenée, vous gagnerez ma demeure. Rassurez-vous, c'est une très grande demeure que je dois d'ailleurs à la générosité de Sa Hautesse et elle est suffisamment vaste pour que ma présence ne vous gêne en rien ! En outre, vous y recevrez des soins qui, je l'espère, vous seront agréables. J'entends : ceux de ma vieille Lavinia.
— Dona Lavinia ? Elle est ici ? s'écria Marianne, heureuse tout à coup à l'idée de retrouver la vieille femme de charge qui, au moment de son étrange mariage, lui avait montré une si réconfortante sympathie et l'avait aidée de ses conseils au cours de ce séjour, si difficile, à la villa dei Cavalli.
L'ombre d'un sourire passa sur le visage du prince.
— Je l'ai fait venir quand vous avez accepté de garder l'enfant car, naturellement, c'est elle et personne d'autre qui aura à s'en occuper. Elle vient d'ailleurs d'arriver et je comptais vous l'amener, car elle désire beaucoup vous revoir. Je... Je crois qu'elle vous aime...
— Moi aussi je l'aime et...
Mais Corrado ne souhaitait sans doute pas se laisser entraîner sur un chemin trop sentimental.
— Quant à M. de Jolival, ajouta-t-il en se tournant vers le vicomte, j'espère qu'il me fera l'honneur d'accepter mon hospitalité ?
Arcadius s'inclina en gentilhomme qui sait son monde :
— Ce sera pour moi un très vif plaisir. D'ailleurs, vous n'ignorez pas, Prince, que je quitte rarement la princesse qui veut bien voir en moi une espèce de mentor doublé d'une assez bonne imitation de vieil oncle.