— Soyez rassuré, l'imitation est parfaite. Malheureusement, vous allez être obligé de vivre aussi cloîtré que la princesse elle-même, car, si Canning ne concevrait guère qu'elle se soit enfuie sans vous, il aurait vite fait de vous faire suivre si l'on vous rencontrait dans la ville. J'ai, heureusement, à vous offrir une excellente bibliothèque, de très bons cigares et une cave qui devrait vous plaire, sans compter un beau jardin bien abrité des curieux.
— Tout cela sera parfait ! approuva Jolival. J'ai toujours rêvé de faire retraite en quelque monastère. Le vôtre me va tout à fait.
— Parfait. Dans ce cas vous entrerez... en religion demain soir. Pour gagner Bebek, le mieux sera que vous vous rendiez, avant le coucher du soleil, à l'ambassade de France, comme il vous arrive de vous y rendre parfois pour faire la partie d'échecs de M. de Latour-Maubourg. Vous y passez alors la nuit, puisqu'en dehors des embarcations impériales aucun bateau n'est autorisé à traverser la Corne d'Or après le coucher du soleil.
— En effet...
— Cette fois, vous en ressortirez en pleine nuit. Je viendrai vous y chercher moi-même à minuit. J'attendrai dans la rue. Vous n'aurez qu'à inventer je ne sais quel prétexte. Dire par exemple que vous passez la nuit chez des amis de Péra ou ce que vous voudrez. L'important est que vous ayez quitté Stamboul avant l'heure interdite.
— Encore un détail !... la princesse Morousi, si je peux me permettre de la qualifier ainsi..., fit Jolival.
— Après votre départ à tous deux, elle fera tout le bruit dont elle est capable... et c'est beaucoup... Elle s'en prendra à votre ingratitude et à la façon cavalière dont vous aurez quitté sa maison pour une destination inconnue sans prendre la peine de l'avertir. Mais, rassurez-vous, elle saura parfaitement à quoi s'en tenir. Elle sera même la seule avec vous et moi, mais je sais que je peux lui faire entière confiance.
— Je n'en doute pas, dit Marianne. Mais croyez-vous que Canning sera dupe de ces grands cris ?
— Qu'il le soit ou non est sans importance. Ce qui compte c'est qu'il ignore où vous êtes. Au bout de quelques jours, d'ailleurs, il pensera que vous avez eu peur, que vous êtes loin et il cessera de vous chercher.
— Sans doute avez-vous raison. Mais, il reste encore un détail à régler : le navire ?
— La marque de vos navires ? Vous avez des bateaux ?
— Je vous ai dit que je passais pour un riche marchand. En fait, c'est ce que je suis. Mes bateaux portent une flamme rouge timbrée d'un lion qui tient dans sa patte une torche en forme de T. Si vous acceptez que l'on hisse cette marque sur le brick, on pensera, en haut lieu, que vous m'avez vendu le navire afin de vous procurer l'argent nécessaire à votre fuite. Et cela n'empêchera aucunement M. Beaufort de récupérer son bien...
Cette fois, Marianne ne répondit rien. Elle découvrait qu'elle était encore loin de tout savoir de ce qui concernait l'homme extraordinaire dont elle portait le nom. Elle avait remarqué, en effet, dans le port de Stamboul, plusieurs bateaux, chebecs ou polacres sur lesquels flottait le bizarre pavillon au T flamboyant, mais jamais elle n'eût imaginé qu'ils pussent appartenir à son mari. Après tout, il serait sans doute intéressant de vivre quelque temps auprès d'un tel homme, en dehors de la sécurité qu'il lui promettait et de la joie qu'elle aurait à retrouver Dona Lavinia.
Tout en discutant, les trois personnages avaient achevé le tour du jardin et se retrouvaient sur l'épais berceau de vigne qui prolongeait le salon. L'automne en avait fait un dais de pourpre et les lampes qui maintenant s'allumaient un peu partout dans la maison, le faisaient plus rouge encore, mais une insidieuse odeur d'oignons frits et de viande rôtie venant des cuisines dépouillait l'heure de son effet dramatique et lui restituait sa réalité : c'était celle du souper et, naturellement, Marianne avait faim.
Comme un vieux serviteur aux longs cheveux blancs apparaissait dans la salle de réception, pliant sous le poids d'un chandelier allumé qui semblait plus grand que lui, le prince s'inclina et, à la manière orientale, toucha sa poitrine, ses lèvres et son front :
— Je vous souhaite une excellente nuit, fit-il sur le ton de la politesse mondaine et j'espère que nous nous reverrons bientôt.
Marianne plongea dans une petite révérence :
— Ce sera très bientôt, si l'avenir répond à mes souhaits, Turhan Bey ! Bonne nuit à vous aussi.
Le vieux valet se hâta vers la porte pour la lui ouvrir et le prince le suivit rapidement, mais, avant de franchir le seuil, il ne put retenir une dernière recommandation :