— C'est vrai, vous avez l'air d'avoir vu un fantôme, dit Marianne en riant. Ne cherchez surtout pas ; cela vous reviendra tout seul ! Maintenant, allons donc voir notre installation ! Après tous ces jours de navigation inconfortable, j'ai hâte de me retrouver dans une vraie chambre...
Celle qui lui fut attribuée donnait sur le front de mer et dominait de haut le moutonnement hétéroclite du port où s'entassait un étonnant éventail de peuplades variées. Dans un fouillis de cabanes, de tentes et de maisons où se retrouvaient, ébauchés, les éléments de style propres à chaque ethnie, s'entassaient des Juifs, des Arméniens, des Grecs, des Tartares, des Turcs Karaïtes, des Moldaves, des Bulgares, des Tziganes. Des lumières s'allumaient, des bribes de chansons traînaient dans l'air marin curieusement parfumé à l'absinthe.
Un long moment, Marianne demeura penchée à sa fenêtre sans même songer à ôter son chapeau, fascinée par le spectacle fabuleux qu'offrait la baie dans la magie d'un merveilleux coucher de soleil. La mer, incendiée, renvoyait les rayons affaiblis en énormes flaques pourpre et or rayées de fulgurances couleur d'améthyste qui, à l'abri du grand môle, devenaient d'un étonnant vert sombre... Sur les navires, les sifflets et les tambours retentissaient. C'était l'heure du salut aux couleurs et, le long des mâts, les pavillons, lentement, descendaient tous en même temps comme pour un ballet bien réglé. Mais pas plus de son observatoire que depuis le quai, Marianne n'aperçut le navire qu'elle cherchait. Où donc était passée
— J'ai prié ce bon M. Ducroux de nous faire servir à souper dans votre appartement, fit derrière elle la voix familière de Jolival. Je ne suppose pas que vous souhaitiez descendre à la table d'hôtes et vous mêler à tous ces hommes qui encombrent l'hôtel ? La sagesse, je crois, pour ce soir, est de souper et de passer une bonne nuit dans ces lits qui me font l'effet d'être excellents.
Elle se retourna tout d'une pièce et lui fit face.
— Je désire voir le gouverneur le plus tôt possible, Jolival. N'est-il pas possible de se rendre, dès ce soir, à sa résidence pour essayer d'obtenir audience ?
Jolival eut l'air profondément choqué.
— Une dame de votre qualité, ma chère, ne se rend pas à la résidence d'un gouverneur pour demander elle-même son audience. Pas plus qu'un homme de ma sorte. Mais rassurez-vous, à la minute où je vous parle, l'un des valets de l'hôtel galope vers ladite résidence avec un billet fort protocolaire issu tout entier de ma plume géniale et qui se charge d'exposer votre vif désir de saluer un ancien ami de votre père.
— Vous avez raison, une fois de plus, mon ami, soupira la jeune femme en le gratifiant d'un sourire contrit. Il ne nous reste donc qu'à accomplir votre programme : souper et nous reposer. J'espère que, dès demain, nous pourrons être appelés auprès du duc...
La soirée fut douce, paisible. Confortablement installés dans le petit salon attenant à la chambre de Marianne, les deux amis firent honneur à l'excellente cuisine de l'hôtel Ducroux, une cuisine résolument française qui rappela beaucoup à la jeune femme les délices que le grand Carême faisait fleurir sur la table de Talleyrand.
Quant à Jolival, heureux d'en avoir fini momentanément avec la cuisine orientale, il dévora la carpe à la Chambord, le salmis de canard et les tartelettes aux fraises, comme s'il n'avait pas mangé depuis des semaines, ne s'interrompant que pour savourer avec un ravissement de connaisseur un admirable Champagne, né aux environs d'Epernay, et que Ducroux se procurait grâce aux relations de son ancien maître et à un véritable réseau de contrebandiers.
— Tout ce que vous voudrez, confia-t-il à Marianne en achevant sa seconde bouteille, il n'y a rien de tel que ce vin-là pour vous faire voir choses et gens sous un jour tout à fait différent. Je respecte le goût de l'Empereur pour le chambertin, mais, selon moi, il est beaucoup trop exclusif. Le Champagne possède des vertus irremplaçables.
— Je crois qu'il le sait, sourit la jeune femme qui, à cet instant, mirait la flamme de la chandelle à travers les bulles légères qui montaient dans son verre... C'est même à lui que je dois d'en avoir bu pour la première fois...