C'était, non loin des grandes casernes étagées à flanc de coteau, une belle maison neuve, peinte en rose avec de hautes fenêtres blanches dont les petits carreaux brillaient aux derniers feux du soleil. Elle ouvrait sa large porte aux cuivres étincelants, ornée de deux orangers plantés dans de grands pots de faïence, tout en haut de la colline, à l'entrée de la ville nouvelle. Et, visiblement, c'était une maison bien tenue.
Deux servantes en bonnets et tabliers blancs et deux valets en blouses rouges, seule note russe dans cet ensemble occidental, se précipitèrent vers les bagages des voyageurs, tandis que maître Ducroux lui-même, majestueux à souhait dans un habit bleu foncé à boutons dorés, qui lui donnait l'air d'un officier de marine, se portait à leur rencontre pour les vœux de bienvenue. Mais son comportement légèrement distant se changea en un évident ravissement en constatant l'élégance de la nouvelle cliente et le fait qu'il s'agissait là de Français.
Antoine Ducroux était, lui-même, un ancien cuisinier du duc de Richelieu. Appelé par celui-ci, il était venu le rejoindre quand, en 1803, le duc était devenu gouverneur d'Odessa, afin de doter la ville qui grandissait à vue d'œil d'une hôtellerie convenable. Depuis, l'hôtel Ducroux où l'on dégustait la meilleure cuisine de toute la Nouvelle Russie et d'une bonne partie de l'ancienne, avait fait fortune et continuait à prospérer, grâce aux nombreux négociants qui fréquentaient le grand port, aux colons récemment et rapidement enrichis d'une région naguère déserte et inculte, mais désormais en pleine expansion, et aux officiers de la garnison qui était nombreuse et solide.
Lorsque Marianne et Jolival, escortés de leur hôte, pénétrèrent dans le vestibule joliment décoré de boiseries gris Trianon relevé de minces filets d'or, ils se trouvèrent presque face à face avec une dame d'un certain âge qui descendait l'escalier, suivie d'un colonel russe, et dont l'aspect les frappa.
Cela tenait moins à la forme archaïque de ses vêtements à l'ancienne mode, à son ample robe de soie noire éclairée d'un fichu et de manchettes de mousseline blanche et au grand chapeau empanaché de noir posé sur l'édifice de ses cheveux poudrés, qu'à l'expression du visage, d'une hauteur et d'une arrogance atteignant presque au défi. C'était une femme d'une cinquantaine d'années et, de toute évidence, elle appartenait à l'aristocratie. En outre, elle devait être riche si l'on s'en tenait aux superbes girandoles de perles et de brillants qui tremblaient le long de ses joues fardées.
Elle était assez belle aussi, mais ses yeux bleus froidement calculateurs et rusés, le pli amer de la bouche étaient tout charme à un ensemble de traits plutôt harmonieux. Le regard, abrité derrière un fragile face-à-main d'or tressé qui se braquait à la manière d'une arme, laissait une désagréable impression quand il se posait. Or, en passant auprès de Marianne, la dame inconnue le dirigea sur la jeune femme et ne la lâcha plus, tournant même avec quelque raideur sa tête emplumée pour mieux détailler l'arrivante, avant de disparaître dans le brouhaha de la rue avec le colonel qui la suivait à la manière d'un caniche.
Instinctivement, Marianne et Jolival s'étaient arrêtés au bas de l'escalier, laissant maître Ducroux les précéder de quelques marches.
— Quelle personne remarquable ! dit Marianne quand elle eut disparu. Est-il indiscret de demander qui elle est ?
— Nullement, Madame, d'autant moins qu'à la manière dont elle vous a regardée, il est à prévoir qu'elle posera tout à l'heure la même question. Il est d'ailleurs étrange de constater combien les Français se reconnaissent aisément entre eux...
— Cette dame est française ?
— En effet. Elle se nomme la comtesse de Gachet. Elle est arrivée de Saint-Pétersbourg voici deux jours, escortée par l'officier que vous avez vu avec elle et qui est le colonel Ivanoff. A ce que l'on m'a laissé entendre, c'est une dame du meilleur monde qui a eu des malheurs et qui jouit de la protection toute spéciale de Sa Majesté le Tsar.
— Et que fait-elle ici ?
L'hôtelier écarta les bras dans un geste d'ignorance qui lui donna momentanément l'air d'un volant :
— Je ne sais vraiment pas ! A cause de sa santé, elle songerait à s'installer dans notre région dont le doux climat lui convient mieux que celui, très rude, de la capitale. Peut-être aussi à cause des prêts d'argent et des conditions tout à fait avantageuses, en dehors de l'attribution de terres, que le gouverneur consent à ceux qui veulent bien se faire colons en Nouvelle Russie.
— Colon, cette femme ? s'exclama Jolival qui, les sourcils soudain froncés, avait suivi attentivement le manège de la dame aux plumes noires, j'ai peine à le croire ! Il me semble que je la connais, encore que son nom ne me dise absolument rien ! Mais je suis certain d'avoir déjà vu ces yeux-là quelque part... Où, par exemple ?...