J'avais neuf ans, il pleuvait; dans l'hôtel de Moirétable, nous étions dix enfants, dix chats dans le même sac; pour nous occuper, mon grand-père consentit à écrire et à mettre en scène une pièce patriotique à dix personnages. Bernard, l'aîné de la bande, tint le rôle du père Struthoff, un bourru bienfaisant. Je fus un jeune Alsacien: mon père avait opté pour la France et je franchissais la frontière, secrètement, pour aller le rejoindre. On m'avait ménagé des répliques de bravoure: j'étendais le bras droit, j'inclinais la tête et je murmurais, cachant ma joue de prélat dans le creux de mon épaule: «Adieu, adieu, notre chère Alsace.» On disait aux répétitions que j'étais à croquer; cela ne m'étonnait pas. La représentation eut lieu au jardin; deux massifs de fusains et le mur de l'hôtel délimitaient la scène; on avait assis les parents sur des chaises de rotin. Les enfants s'amusaient comme des fous; sauf moi. Convaincu que le sort de la pièce était entre mes mains, je m'appliquais à plaire, par dévouement à la cause commune; je croyais tous les yeux fixés sur moi. J'en fis trop; les suffrages allèrent à Bernard, moins maniéré. L'ai-je compris? A la fin de la représentation, il faisait la quête: je me glissai derrière lui et tirai sur sa barbe qui me resta dans la main. C'était une boutade de vedette, juste pour faire rire; je me sentais tout exquis et je sautais d'un pied sur l'autre en brandissant mon trophée. On ne rit pas. Ma mère me prit par la main et, vivement, m'éloigna: «Qu'est-ce qui t'a pris? me demanda-t-elle, navrée. La barbe était si belle! Tout le monde a poussé un " Oh " de stupidité.» Déjà ma grand-mère nous rejoignait avec les dernières nouvelles: la mère de Bernard avait parlé de jalousie. «Tu vois ce qu'on gagne à se mettre en avant!» Je m'échappai, je courus à notre chambre, j'allai me planter devant l'armoire à glace et je grimaçai longtemps.