Mme
Picard était d'avis qu'un enfant peut tout lire: «Un livre ne fait jamais de mal quand il est bien écrit.» En sa présence, j'avais autrefois demandé la permission de lire Madame Bovary et ma mère avait pris sa voix trop musicale: «Mais si mon petit chéri lit ce genre de livres à son âge, qu'est-ce qu'il fera quand il sera grand?» – «Je les vivrai!» Cette réplique avait connu le succès le plus franc et le plus durable. Chaque fois qu'elle nous rendait visite, Mme Picard y faisait allusion et ma mère s'écriait, grondeuse et flattée: «Blanche! Voulez-vous bien vous taire, vous allez me le gâcher!» J'aimais et je méprisais cette vieille femme pâle et grasse, mon meilleur public; quand on m'annonçait sa venue, je me sentais du génie: j'ai rêvé qu'elle perdait ses jupes et que je voyais son derrière, ce qui était une façon de rendre hommage à sa spiritualité. En novembre 1915, elle me fit cadeau d'un livret de cuir rouge, doré sur tranches. Nous étions installés, en l'absence de mon grand-père, dans le cabinet de travail; les femmes parlaient avec animation, un ton plus bas qu'en 1914, parce que c'était la guerre, une sale brume jaune se collait aux fenêtres, ça sentait le tabac refroidi. J'ouvris le carnet et fus d'abord déçu: j'espérais un roman, des contes; sur des feuillets multicolores, je lus vingt fois le même questionnaire. «Remplis-le, me dit-elle, et fais-le remplir par tes petits amis: tu te prépareras de beaux souvenirs.» Je compris qu'on m'offrait une chance d'être merveilleux: je tins à répondre sur l'heure, je m'assis au bureau de mon grand-père, posai le carnet sur le buvard de son sous-main, pris son porte-plume à manche de galalithe, le plongeai dans la bouteille d'encre rouge et me mis à écrire pendant que les grandes personnes échangeaient des regards amusés. Je m'étais d'un bond perché plus haut que mon âme pour faire la chasse aux «réponses au-dessus de mon âge». Malheureusement, le questionnaire n'aidait pas; on m'interrogeait sur mes goûts et mes dégoûts: quelle était ma couleur préférée, mon parfum favori? J'inventais sans entrain des prédilections, quand l'occasion de briller se présenta: «Quel est votre vœu le plus cher?» Je répondis sans hésiter: «Être un soldat et venger les morts.» Puis trop excité pour pouvoir continuer, je sautai sur le sol et portai mon œuvre aux grandes personnes. Les regards s'aiguisèrent, Mme Picard ajusta ses lunettes, ma mère se pencha sur son épaule; l'une et l'autre avançaient les lèvres avec malice. Les têtes se relevèrent ensemble: ma mère avait rosi, Mme Picard me rendit le livre: «Tu sais, mon petit ami, ce n'est intéressant que si l'on est sincère.» Je crus mourir. Mon erreur saute aux yeux: on réclamait l'enfant prodige, j'avais donné l'enfant sublime. Pour mon malheur, ces dames n'avaient personne au front: le sublime militaire restait sans effet sur leurs âmes modérées. Je disparus, j'allai grimacer devant une glace. Quand je me les rappelle aujourd'hui, ces grimaces, je comprends qu'elles assuraient ma protection: contre les fulgurantes décharges de la honte, je me défendais par un blocage musculaire. Et puis, en portant à l'extrême mon infortune, elles m'en délivraient: je me précipitais dans l'humilité pour esquiver l'humiliation, je m'ôtais les moyens de plaire pour oublier que je les avais eus et que j'en avais mésusé; le miroir m'était d'un grand secours: je le chargeais de m'apprendre que j'étais un monstre; s'il y parvenait, mes aigres remords se changeaient en pitié. Mais, surtout, l'échec m'ayant découvert ma servilité, je me faisais hideux pour la rendre impossible, pour renier les hommes et pour qu'ils me reniassent. La Comédie du Mal se jouait contre la Comédie du Bien; Éliacin prenait le rôle de Quasimodo. Par torsion et plissement combinés, je décomposais mon visage: je me vitriolais pour effacer mes anciens sourires.Le remède était pire que le mal: contre la gloire et le déshonneur, j'avais tenté de me réfugier dans ma vérité solitaire, mais je n'avais pas de vérité; je ne trouvais en moi qu'une fadeur étonnée. Sous mes yeux, une méduse heurtait la vitre de l'aquarium, fronçait mollement sa collerette, s'effilochait dans les ténèbres. La nuit tomba, des nuages d'encre se diluèrent dans la glace, ensevelissant mon ultime incarnation. Privé d'alibi, je m'affalai sur moi-même. Dans le noir, je devinais une hésitation indéfinie, un frôlement, des battements, toute une bête vivante – la plus terrifiante et la seule dont je ne pusse avoir peur. Je m'enfuis, j'allai reprendre aux lumières mon rôle de chérubin défraîchi. En vain. La glace m'avait appris ce que je savais depuis toujours: j'étais horriblement naturel. Je ne m'en suis jamais remis.