On s'étonnera de rencontrer ces rêves de risque-tout chez un grimaud promis à la cléricature; les inquiétudes de l'enfance sont métaphysiques; pour les calmer point n'est besoin de verser le sang. N'ai-je donc jamais souhaité d'être un médecin héroïque et de sauver mes concitoyens de la peste bubonique ou du choléra? Jamais, je l'avoue. Pourtant je n'étais ni féroce ni guerrier et ce n'est pas ma faute si ce siècle naissant m'a fait épique. Battue, la France fourmillait de héros imaginaires dont les exploits pansaient son amour-propre. Huit ans avant ma naissance, Cyrano de Bergerac avait «éclaté comme une fanfare de pantalons rouges». Un peu plus tard, l'Aiglon fier et meurtri n'avait eu qu'à paraître pour effacer Fachoda. En 1912, j'ignorais tout de ces hauts personnages mais j'étais en commerce constant avec leurs épigones: j'adorais le Cyrano de la Pègre, Arsène Lupin, sans savoir qu'il devait sa force herculéenne, son courage narquois, son intelligence bien française à notre déculottée de 1870. L'agressivité nationale et l'esprit de revanche faisaient de tous les enfants des vengeurs. Je devins un vengeur comme tout le monde: séduit par la gouaille, par le panache, ces insupportables défauts des vaincus, je raillais les truands avant de leur casser les reins. Mais les guerres m'ennuyaient, j'aimais les doux Allemands qui fréquentaient chez mon grand-père et je ne m'intéressais qu'aux injustices privées; dans mon cœur sans haine, les forces collectives se transformèrent: je les employais à alimenter mon héroïsme individuel. N'importe; je suis marqué; si j'ai commis, dans un siècle de fer, la folle bévue de prendre la vie pour une épopée, c'est que je suis un petit-fils de la défaite. Matérialiste convaincu, mon idéalisme épique compensera jusqu'à ma mort un affront que je n'ai pas subi, une honte dont je n'ai pas souffert, la perte de deux provinces qui nous sont revenues depuis longtemps.
Les bourgeois du siècle dernier n'ont jamais oublié leur première soirée au théâtre et leurs écrivains se sont chargés d'en rapporter les circonstances. Quand le rideau se leva, les enfants se crurent à la cour. Les ors et les pourpres, les feux, les fards, l'emphase et les artifices mettaient le sacré jusque dans le crime; sur la scène ils virent ressusciter la noblesse qu'avaient assassinée leurs grands-pères. Aux entractes, l'étagement des galeries leur offrait l'image de la société; on leur montra, dans les loges, des épaules nues et des nobles vivants. Ils rentrèrent chez eux, stupéfaits, amollis, insidieusement préparés à des destins cérémonieux, à devenir Jules Favre, Jules Ferry, Jules Grévy. Je défie mes contemporains de me citer la date de leur première rencontre avec le cinéma. Nous entrions à l'aveuglette dans un siècle sans traditions qui devait trancher sur les autres par ses mauvaises manières et le nouvel art, l'art roturier, préfigurait notre barbarie. Né dans une caverne de voleurs, rangé par l'administration au nombre des divertissements forains, il avait des façons populacières qui scandalisaient les personnes sérieuses; c'était le divertissement des femmes et des enfants; nous l'adorions, ma mère et moi, mais nous n'y pensions guère et nous n'en parlions jamais: parle-t-on du pain s'il ne manque pas? Quand nous nous avisâmes de son existence, il y avait beau temps qu'il était devenu notre principal besoin.
Les jours de pluie, Anne-Marie me demandait ce que je souhaitais faire, nous hésitions longuement entre le cirque, le Châtelet, la Maison Électrique et le Musée Grévin; au dernier moment, avec une négligence calculée, nous décidions d'entrer dans une salle de projection. Mon grand-père paraissait à la porte de son bureau quand nous ouvrions celle de l'appartement; il demandait: «Où allez-vous, les enfants?» – «Au cinéma», disait ma mère. Il fronçait les sourcils et elle ajoutait très vite: «Au cinéma du Panthéon, c'est tout à côté, il n'y a que la rue Soufflet à traverser.» Il nous laissait partir en haussant les épaules; il dirait le jeudi suivant à M. Simonnot: «Voyons, Simonnot, vous qui êtes un homme sérieux, comprenez-vous ça? Ma fille mène mon petit-fils au cinéma!» et M. Simonnot dirait d'une voix conciliante: «Je n'y ai jamais été mais ma femme y va quelquefois.»