Le spectacle était commencé. Nous suivions l'ouvreuse en trébuchant, je me sentais clandestin; au-dessus de nos têtes, un faisceau de lumière blanche traversait la salle, on y voyait danser des poussières, des fumées; un piano hennissait, des poires violettes luisaient au mur, j'étais pris à la gorge par l'odeur vernie d'un désinfectant. L'odeur et les fruits de cette nuit habitée se confondaient en moi: je mangeais les lampes de secours, je m'emplissais de leur goût acidulé. Je raclais mon dos à des genoux, je m'asseyais sur un siège grinçant, ma mère glissait une couverture pliée sous mes fesses pour me hausser; enfin je regardais l'écran, je découvrais une craie fluorescente, des paysages clignotants, rayés par des averses; il pleuvait toujours, même au gros soleil, même dans les appartements; parfois un astéroïde en flammes traversait le salon d'une baronne sans qu'elle parût s'en étonner. J'aimais cette pluie, cette inquiétude sans repos qui travaillait la muraille. Le pianiste attaquait l'ouverture de La Grotte de Fingal et tout le monde comprenait que le criminel allait paraître: la baronne était folle de peur. Mais son beau visage charbonneux cédait la place à une pancarte mauve: «Fin de la première partie.» C'était la désintoxication brusquée, la lumière. Où étais-je? Dans une école? Dans une administration? Pas le moindre ornement: des rangées de strapontins qui laissaient voir, par en dessous, leurs ressorts, des murs barbouillés d'ocre, un plancher jonché de mégots et de crachats. Des rumeurs touffues remplissaient la salle, on réinventait le langage, l'ouvreuse vendait à la criée des bonbons anglais, ma mère m'en achetait, je les mettais dans ma bouche, je suçais les lampes de secours. Les gens se frottaient les yeux, chacun découvrait ses voisins. Des soldats, les bonnes du quartier; un vieillard osseux chiquait, des ouvrières en cheveux riaient très fort: tout ce monde n'était pas de notre monde; heureusement, posés de loin en loin sur ce parterre de têtes, de grands chapeaux palpitants rassuraient.
A feu mon père, à mon grand-père, familiers des deuxièmes balcons, la hiérarchie sociale du théâtre avait donné le goût du cérémonial: quand beaucoup d'hommes sont ensemble, il faut les séparer par des rites ou bien ils se massacrent. Le cinéma prouvait le contraire: plutôt que par une fête, ce public si mêlé semblait réuni par une catastrophe; morte, l'étiquette démasquait enfin le véritable lien des hommes, l'adhérence. Je pris en dégoût les cérémonies, j'adorai les foules; j'en ai vu de toute sorte mais je n'ai retrouvé cette nudité, cette présence sans recul de chacun à tous, ce rêve éveillé, cette conscience obscure du danger d'être homme qu'en 1940, dans le Stalag XII D.
Ma mère s'enhardit jusqu'à me conduire dans les salles du Boulevard: au Kinérama, aux Folies Dramatiques, au Vaudeville, au Gaumont Palace qu'on nommait alors l'Hippodrome. Je vis Zigomar et Fantômas, Les Exploits de Maciste, Les Mystères de New York: les dorures me gâchaient le plaisir. Le Vaudeville, théâtre désaffecté, ne voulait pas abdiquer son ancienne grandeur: jusqu'à la dernière minute un rideau rouge à glands d'or masquait l'écran; on frappait trois coups pour annoncer le commencement de la représentation, l'orchestre jouait une couverture, le rideau se levait, les lampes s'éteignaient. J'étais agacé par ce cérémonial incongru, par ces pompes poussiéreuses qui n'avaient d'autre résultat que d'éloigner les personnages; au balcon, au poulailler, frappés par le lustre, par les peintures du plafond, nos pères ne pouvaient ni ne voulaient croire que le théâtre leur appartenait: ils y étaient reçus. Moi, je voulais voir le film au plus près. Dans l'inconfort égalitaire des salles de quartier, j'avais appris que ce nouvel art était à moi, comme à tous. Nous étions du même âge mental: j'avais sept ans et je savais lire, il en avait douze et ne savait pas parler. On disait qu'il était à ses débuts, qu'il avait des progrès à faire; je pensais que nous grandirions ensemble. Je n'ai pas oublié notre enfance commune: quand on m'offre un bonbon anglais, quand une femme, près de moi, vernit ses ongles, quand je respire, dans les cabinets d'un hôtel provincial, une certaine odeur de désinfectant, quand, dans un train de nuit, je regarde au plafond la veilleuse violette, je retrouve dans mes yeux, dans mes narines, sur ma langue les lumières et les parfums de ces salles disparues; il y a quatre ans, au large de la grotte de Fingal, par gros temps, j'entendais un piano dans le vent.