Durant le dîner, ils évoquèrent assez peu le bon vieux temps qui, pour Laszlo, ne l’avait jamais été. En revanche, il avait mille questions à poser sur les us et coutumes de ce pays dont il rêvait maintenant depuis des mois. Puis, un verre d’alcool blanc à la main, Laszlo sortit son passeport tout neuf et son billet de retour, prévu pour le lendemain. Fred regarda la photo d’identité, puis Laszlo, puis il chercha son propre reflet dans la vitre et vit, dans la nuit naissante, le fugitif le plus serein du monde.
— Je te le renvoie poste restante, tu le récupères dans dix jours au plus.
— Et toi ?
— J’en ai un qui m’attend là-bas.
Les deux hommes allaient disparaître, chacun sur son continent, et ne se reverraient jamais. Aucun des deux ne savait de quoi le lendemain serait fait et ils l’avaient voulu ainsi. Mais, avant de partir, Fred avait un cadeau pour Mister Dito.
— Au fait, Laszlo, ne sois pas surpris si tu tombes sur des bouquins signés de ton nom.
— …?
— Ben ne te l’a pas dit, mais tu es écrivain. Tu as même un titre à paraître d’ici quelques mois.
— …?
Fred dut s’y reprendre à plusieurs fois pour lui faire comprendre qu’il était l’auteur de trois ouvrages, très documentés, réputés féroces, et plutôt bien reçus par les lecteurs.
— Mon éditeur rêve de rencontrer Laszlo Pryor…
Écrivain ? À Paris ? Laszlo se demanda si tant d’années de servitude ne valaient pas la peine d’avoir été vécues si elles se terminaient par cet instant d’euphorie.
— T’as envie de quoi, tonton ?
— Un bar de nuit, mais choisis-le bien.
Un repaire à tous les vices. Je vais commencer par les trois premiers. Pour les autres, j’ai tout le temps.
Après un transit à J.F.K., j’atterris à l’aéroport Austin Straubel de Green Bay, Wisconsin. Ben m’y attend. Le soulagement dans son regard quand je passe le portique. Sur l’autoroute à huit voies qui nous ramène en ville, je me sens enfin chez moi. Avant d’entrer dans le bar, je reste adossé à la voiture, la tête me tourne. J’ai envie de dire aux passants que je suis revenu. Avant d’aller picoler, je prends une bonne bouffée d’air américain.
— Comment je m’appelle, Ben ?
Il me tend un passeport tout patiné mais qui sent encore la colle.
— Christian Malone ? Je dirai Chris si une fille me demande mon petit nom.
Une identité que je vais essayer de garder le plus longtemps possible. Et qui sait, peut-être qu’un jour, au milieu de nulle part, on butera sur une pierre tombale : “Ici repose en paix Christian Malone”.
— Et la planque ?
Un lieu où me poser pendant quelques mois pour retrouver le rythme du pays. Disparaître, encore et encore. Après douze ans de Witsec, je suis devenu un expert. Le stade suprême c’est quand on arrive à ne ressembler à rien, comme tous ceux qu’on croise dans la rue sans jamais les remarquer. À tel point que les gens ne se rendent compte que vous avez existé que quand vous êtes parti. Alors même si j’ai envie de voir si les immeubles ont poussé pendant mon absence, je vais marcher dans la rue en regardant mes pompes encore un bon bout de temps.
— Je sais pas ce que tu vas foutre dans un port de pêche au lieu d’aller t’en payer une bonne tranche à Vegas.