— Sans doute iras-tu vivre avec Maggie, à Paris. Ce sera moins bien qu’ici, je sais. Ne lui en veux pas si elle oublie de te nourrir ou si elle a la tête ailleurs, tu sais comment elle est, toujours travaillée par son âme, toujours en contact direct avec Dieu ou quelqu’un dans le genre.
Fred serra la gueule de la chienne dans ses mains et lui dit à l’oreille :
— Adieu, petite mère.
Il la quitta en la laissant debout, immobile, en proie à une inquiétude qu’elle n’avait pas éprouvée depuis longtemps.
Il retourna dans le salon et décrocha son téléphone. Le petit clic qui déclenchait l’écoute de Bowles mit plus longtemps que d’habitude à se faire entendre.
— Ne me dites pas que je vous réveille, Peter. À cette heure-ci vous rentrez de votre jogging.
— Ce qui m’étonne c’est que vous, vous soyez déjà réveillé.
— Quelque chose m’a empêché de dormir, il faut que je vous en parle. Je peux passer ?
— Je vous attends.
Fred remonta l’allée sans nom dans l’air encore frais du matin. Il entra chez Peter sans qu’on l’y invite, et le trouva encore en jogging, trempé de sueur, un mug de thé à la main.
— Combien de miles aujourd’hui ? Trois, quatre ?
— Quatre.
— Ça m’épate. Je crois que courir est l’activité la plus stupide et la plus ennuyeuse jamais créée par l’homme. Je ne dis pas ça pour vous…
— Qu’aviez-vous à me dire à une heure pareille ?
— Je suppose que vous n’avez pas encore jeté un œil sur la piscine ?
— …?
— Je sais que vous en avez l’habitude mais ce n’est pas beau à regarder.
Peter se précipita à la fenêtre, regarda dans la direction du bassin et ne vit rien. Il scruta mieux encore, penché, les yeux plissés, et reçut dans la nuque un coup de poing si violent qu’il en perdit connaissance. Fred n’était pas mécontent d’avoir créé une toute dernière frayeur chez Peter Bowles, avant de lui faire ses adieux de façon aussi directe.
Pour avoir agressé physiquement un agent du FBI, Fred venait de rompre à tout jamais avec son programme Witsec. À cette seconde précise, il n’était plus Fred Wayne, mafieux repenti et relogé par la police fédérale américaine, il redevenait Giovanni Manzoni, repris de justice et passible de prison, sans protection, sans raison sociale, et déchu de ses droits civiques.
— Vous n’étiez pas le pire, Bowles.
Il détruisit tout le matériel de surveillance, l’ordinateur, jusqu’au téléphone portable qu’il plongea dans le mug de thé. Puis il attacha les mains et les pieds de Peter à chaque montant du lit pour retarder le plus possible le déclenchement des recherches. Enfin, il saisit ses clés de voiture et se retourna une dernière fois vers lui.
— C’est fini pour vous aussi, Peter. Vous allez rentrer au pays.
Fred descendit la colline en direction du centre-ville, où un premier cafetier sortait, sous une tonnelle, ses chaises de terrasse. Il s’arrêta un instant devant la poste, saisit l’enveloppe de son manuscrit où il inscrivit l’adresse de son éditeur, le déposa dans la boîte et prit la direction de Paris.
L’ascenseur de la tour Eiffel accédait directement au restaurant situé au deuxième étage. Malgré une légère tendance au vertige, Fred était curieux de ce lieu qu’il n’avait vu que dans un film de James Bond. Mais il l’avait choisi avant tout pour éblouir son invité.
— J’ai réservé une table pour deux au nom de Laszlo Pryor, dit-il au maître d’hôtel, qui n’eut pas besoin de consulter son grand livre.
— Un autre M. Laszlo Pryor vous attend à la table, monsieur Pryor.
Sans s’étendre sur un quiproquo qu’il aurait eu bien du mal à clarifier, Fred suivit le chef de rang vers un escalier qui rappelait les structures métalliques de la tour, puis vers une table superbement située, éclairée dans des tons argentés aux reflets ocre, d’où l’on pouvait admirer la nuit qui tombait sur Paris. Un homme attendait là, le front contre la vitre, émerveillé au-delà du possible. Le chef de rang qui installa Fred ne remarqua rien de l’étonnante ressemblance entre les deux hommes, mais la serveuse qui leur proposa de l’eau fraîche les prit pour des jumeaux.
Le vrai Laszlo Pryor mit un temps fou avant de s’apercevoir qu’il n’était plus seul à table.
— Tu as changé, Laszlo…
— Si j’ai changé, c’est parce que toi, tu te ressembles toujours autant, monsieur Manzoni.
Maintenant qu’elle servait ses intérêts, Fred acceptait cette ressemblance. Ben avait bien fait les choses : la courbe du bas du visage, l’implantation des cheveux, la couleur des yeux, tout correspondait à cette photo d’identité que Fred lui avait envoyée. C’était bel et bien le visage du vrai Fred Wayne qui apparaissait sur le passeport que Laszlo s’était fait établir pour quitter le sol américain. Le premier passage en douane n’avait posé aucun problème et le second allait être une formalité.
— On t’appelle toujours Mister Dito ?