Les yeux grands ouverts, Fred coupa l’alarme de son réveil avant qu’elle ne sonne. Il se tourna vers la fenêtre et devina la toute première lueur du jour, puis se pencha vers Maggie endormie et lui effleura le cou d’un baiser. Sans savoir s’il la reverrait un jour, Fred était bien certain que jamais il ne retrouverait une si belle intimité avec une femme. Par-delà les déchirements et les crises, un lien indéfectible les relierait à jamais où qu’ils soient sur la planète. Un lien unique, tissé dans une autre vie, sans cesse mis à l’épreuve par la violence qui s’engouffrait parfois dans la maison. Combien de fois la Livia d’alors avait vu son Gianni rentrer dans un état pitoyable, rossé par une bande rivale, blessé lors d’une bataille rangée, mis sur le carreau à la suite d’un règlement de comptes, rescapé d’un guet-apens. S’il n’avait reçu ni balle ni coup de couteau, il préférait éviter les urgences ou même le médecin marron qui soignait discrètement les membres de LCN. Il se faisait déposer chez lui où il se présentait à Livia en l’état, des plaies suintant de partout, cassé en deux, et s’en remettait à elle.
Au début, elle avait improvisé des gestes de premier secours et avait séché les plaies de son mari en même temps que ses propres larmes. Aux mille questions qu’elle lui posait, il se contentait de répondre :
Au bout de quelques années, les larmes de Livia s’étaient taries, et ses gestes, plus précis, étaient devenus ceux d’une vraie petite infirmière qui savait à quel moment le blessé devait mordre sa ceinture, qui savait poser des points de suture sur un cuir chevelu et faire la différence entre un simple hématome et une hémorragie. À force de recoudre l’homme qu’elle aimait, elle avait le sentiment de faire de lui sa créature.
Plus tard, Giovanni était devenu un
Fred caressa une dernière fois la chevelure de sa femme puis quitta la chambre en tâtonnant dans la pénombre. Souvent, il s’était couché au petit matin, pour de bonnes et de mauvaises raisons, mais jamais il ne s’était levé si tôt. Un café à la main, face à la fenêtre du salon, il admira une dernière fois la Provence dans l’aube naissante, et se promit que dans sa prochaine vie il donnerait le meilleur de lui-même avant midi. Il prit une douche dans la salle de bains du bas puis s’interrogea sur la manière dont il allait s’habiller pour le long périple qui l’attendait. Il hésita entre tous les tee-shirts dont il ne pouvait se passer mais fut bien forcé d’en choisir un seul, et enfila un pantalon en toile beige avec poches latérales. Dans le bureau, il saisit
Il s’arrêta devant une photo de Maggie entourée de Belle et de Warren mais la laissa sur l’étagère en pensant au danger qu’elle représenterait en cas de fouille. Il remonta dans le salon, chercha où Malavita avait bien pu se cacher et la trouva endormie sur la dalle du cellier, comme si elle redoutait avant tout le monde la chaleur à venir. Elle ouvrit un œil étonné en voyant son maître changer l’eau de sa gamelle et lui caresser les flancs à une heure si matinale.
— De toutes les maisons qu’on a fréquentées, toi et moi, c’est celle-ci que je vais regretter le plus. On était bien, ici, hein ? Surtout au début, quand Maggie et les gosses étaient encore là.
Une lueur incrédule dans le regard, la chienne attendit la suite.
— Avant j’étais un danger pour eux, aujourd’hui je suis une honte. Et toi, tu n’as jamais eu honte de moi, Mala ? Même mon chien pourrait avoir honte de moi…
Fred la saisit sous les mâchoires et l’incita à se dresser sur ses pattes. Elle se laissa caresser et embrasser le haut du crâne, toute surprise de cette affection inattendue.
— Qu’est-ce que tu dirais si on te proposait de retourner dans le bush australien, sur le territoire de tes ancêtres ? Tu resterais avec moi ? Non, bien sûr. Tu irais courir après les troupeaux, tu irais dans le désert et tu t’y sentirais bien, faite pour ce décor-là, ce serait chez toi. Je vais retourner chez moi, Mala.
La chienne le regardait dans les yeux et ne comprenait qu’une seule chose à ce débit suave et rythmé : on s’adressait à elle.