— Ne craignez rien, dit Fred. Quoi qu’il arrive, vous resterez le gentil et moi le méchant. Mais je crois que pendant deux heures, vous et moi, nous pourrions redevenir de simples Américains. Ce soir, dans ce beau pays qui nous a vus naître, tous les clivages vont tomber, il n’y aura plus de barrières sociale ou raciale, il n’y aura plus que deux grandes nations : les Giants et les Bears. Je suis un supporter des Giants parce qu’ils sont du New Jersey, et vous parce que vous haïssez les Bears. Face à l’ennemi, il n’y a plus ni gentils ni méchants, il n’y a que des fans qui doivent unir leurs efforts pour vaincre. Ce sera notre seule occasion avant longtemps d’être du même bord. Qu’est-ce que je vous sers ?
— Un coca light bien frais, si vous avez, sinon, de l’eau.
— C’est le Superbowl ! Si vous étiez chez vous, là-bas, en Virginie, ou même dans ce trou à rat du bout de l’allée, vous boiriez de l’eau ? J’ai de la bière, de la vodka, de la tequila, du JTS Brown, je peux même vous préparer une Margarita.
— … Vous avez de la tequila ?
La dernière fois qu’ils s’étaient retrouvés à une table de restaurant, Fred avait repéré le petit faible de Peter pour la tequila, et avait demandé à Maggie de lui en rapporter une bouteille de Paris.
— Allons-y pour un petit fond, dit Bowles.
Un verre à la main, ils firent des pronostics sur le match et ne se turent qu’aux premières notes de l’hymne américain. Fred ne se sentait plus le droit d’être ému par l’hymne d’un pays qui l’avait condamné et chassé. Il évita le regard de Peter qui, lui, se retenait de poser une main sur son cœur. Il vibrait au chant de son peuple et allait s’exalter à chaque action de son équipe. À la dernière mesure du
Le coup d’envoi fut donné et les deux hommes ponctuèrent les actions de
— Connais pas ce Hopkins, dit Fred, dans le croustillement des chips.
— Il vient de l’université de Colorado Springs, il joue
Fred saisit à nouveau la bouteille de tequila et Peter fit mine de l’arrêter avec un temps de retard suffisant pour que son verre soit rempli. La chienne, déroutée par cette soudaine agitation, alla se réfugier au premier étage pour ne plus entendre le ton hystérique du commentateur.
— Putain, la défense ! cria Fred en se dressant sur ses jambes.
Les deux hommes poussèrent le même cri de victoire et Fred remplit à nouveau les verres pour trinquer à ces premiers points gagnés. Pour cesser de boire à jeun, Peter se pencha sur la coupelle de crackers, en saisit un, l’étudia un instant, repéra de fines traces de fromage grillé, le reposa discrètement et se rabattit sur les chips et la coupelle de sauce piquante. Il avait beau être étourdi par l’alcool, il restait vigilant à toute nourriture susceptible de déclencher son allergie.
— Bowles ? Depuis quand les Bears n’ont pas gagné le titre ? 85 ? 86 ?
Mais Peter n’était déjà plus là. Au quatrième verre et à la trente et unième minute de jeu, il s’était endormi sans même avoir la ressource de lutter. Fred regarda sa montre : 1h05 du matin.