Ce soir, allongé dans sa soupente, Fred n’était plus seul pour tromper l’attente. Il se tourna sur le côté pour trouver une meilleure position, porta la main à la poche latérale de son pantalon et en sortit son exemplaire de
Au cours de quelques journées en mer, un grand absent s’était fait trop attendre, et les marins qui le connaissaient déjà avaient maintes fois évoqué son aura de mystère. Une nuit, sur le pont, juché sur sa jambe en os de baleine, le capitaine Achab était enfin apparu. Warren avait raison, le vrai héros, c’était lui, cet illuminé prêt à donner les ordres les plus extravagants pour assouvir une vengeance personnelle, obsédé jusqu’à l’aveuglement.
Après avoir mouillé au large de Buenos Aires, le
Jour après jour, chapitre après chapitre, Fred avait passé ces cinq cents pages comme on franchit le cap Horn. Cinq cents pages pour un homme qui n’avait jamais ouvert un livre, c’était disparaître en haute mer, perdre le nord, tourner en rond, traverser des tempêtes, se noyer presque. Quand l’embarcation prenait l’eau, Fred s’accrochait au bastingage mais maintenait le cap, en attendant qu’un vent du large surgisse pour gonfler les voiles. Récompensé pour sa ténacité, il devinait au loin, un rivage.
Depuis ses premières tentatives infructueuses, Fred avait porté en permanence à son flanc le poids du volume. À la longue, les pages avaient donné du sens, de l’exaltation, de la connaissance, et déjà des souvenirs — c’était bien le moins qu’il pouvait espérer avec un gars comme Melville à la barre. Durant ces quelques jours, il s’était plu à imaginer qu’au fond de sa poche il y avait les quatre océans, un cachalot blanc, et un capitaine à la détermination farouche.
Ah, s’il avait eu cette révélation à l’époque où il partait en mission ! Lire ! Oublier les tristes contextes et s’évader, partir. Repousser à cheval les limites du grand Ouest pendant qu’on se les gèle dans un squat du Bronx. Fréquenter la haute société bostonienne avant de régler son compte à un gang de Latinos. Parcourir l’Europe avec une lady à son bras pendant qu’un crétin de collègue ronfle sur la banquette arrière.
Ce soir, la page éclairée par un filet de lumière mêlé de mauvaise ombre, Fred reprenait sa lecture à la page 565, au moment où le
Après une interminable attente, le duel allait avoir lieu. Fred allait voir de ses yeux le diable tant de fois décrit par le délire d’Achab.