Le FBI ne vit aucun inconvénient à ce que Belle joue les mannequins à condition que son visage n’apparaisse jamais sur une quelconque publication. Dans une agence spécialisée, on lui expliqua qu’elle pouvait être recrutée pour certaines parties du corps, les mains, les jambes, la poitrine, si elle avait des mains, des jambes, ou une poitrine exceptionnelles. Bien vite, la patronne de l’agence s’aperçut que Belle pouvait jouer dans toutes les catégories.
Sur des panneaux 4 par 3, on vit son bras, levé en l’air, pour la campagne publicitaire d’une banque. Puis son dos, en noir et blanc, pour de la lingerie. Dans un film de fiction, elle servit de doublure jambes à l’actrice principale. Malgré les propositions, Belle travaillait juste ce qu’il fallait pour payer son loyer, ses quelques dépenses quotidiennes, et se consacrer à ses études. Et chaque photographe qu’elle rencontrait se demandait pourquoi elle était le seul mannequin au monde à ne jamais montrer son si joli visage.
Comme pour donner raison à ses parents qui l’avaient mise en garde contre les contes de fées, Belle n’était pas pressée de rencontrer le prince charmant auquel toutes les petites filles rêvent. Dotée comme elle l’était, elle n’aurait eu qu’à battre des cils pour le voir apparaître dans un nuage blanc.
Rien n’expliquait alors par quel étrange coup du sort la magnifique Belle Wayne s’était entichée d’un François Largillière.
Belle avait été la première à prendre son envol, et tous les Wayne, sans se l’avouer, sans se concerter, tournaient le dos à l’impossible Fred. Warren, à peine majeur, avait lui aussi quitté la maison pour s’installer sur le plateau aride du Vercors, à mille deux cents mètres d’altitude, dans un petit village situé à la limite de la Drôme et de l’Isère. Tout là-haut, il sentait son cœur se purger d’un sang noir et lourd de vieilles humeurs accumulées depuis l’enfance, pour aller vers l’âge d’homme, réconcilié, débarrassé de toutes les violences dont il était l’héritier involontaire.
Sa toute nouvelle vie d’ermite n’allait pas durer ; dès qu’il serait en mesure de l’accueillir, et le plus tôt serait le mieux, sa bien-aimée viendrait le rejoindre. Il l’avait rencontrée deux ans plus tôt, le jour de son entrée en seconde au lycée de Montélimar, à quinze kilomètres de Mazenc.
Il avait affronté cette rentrée comme toutes les précédentes, en traînant des pieds, en maudissant son âge qui ne correspondait en rien à son étonnante maturité. Et puis, à peine avait-il eu le temps de poser son sac sur une chaise que Lena était apparue, tirant une dernière bouffée de sa cigarette avant de la jeter par la fenêtre avec un geste de petit mec. Warren comprit trop tard qu’un animal venimeux venait de le mordre et qu’un poison chaud se répandait dans son corps.
Lena était le premier être parfait qu’il rencontrait ; des yeux parfaits, à peine cachés par la frange d’une coiffure à la Louise Brooks, si parfaite pour la forme de son parfait visage. Sans parler de sa très fine et parfaite bosse sur le nez ou de ses imperceptibles cernes qui lui donnaient ce si parfait regard. Ce matin-là, elle était habillée comme une reine, avec son gros pull noir torsadé, son jean ajouré aux fesses et ce parfait ruban de grand-mère autour du cou. Warren tenta de se raccrocher à une pensée rationnelle : trop de perfection provoque la tachycardie.
Un surveillant leur demanda de remplir la traditionnelle fiche de renseignements, et Warren hésita, comme à chaque rentrée, dès la première question, celle du nom. Son désarroi se lut sur son visage, et son voisin de table lui dit, pour se moquer :
— Wayne ! dit-il à haute voix. Je m’appelle Wayne. Warren Wayne.