Maggie voulut partager cette catastrophe annoncée avec ceux qui en avaient le plus besoin. Elle embaucha Clara, tout juste retraitée de la mairie de Paris, qui s’apprêtait à quitter la capitale pour s’installer dans le Sud où, lui disait-on, « les seniors se la coulaient douce ». En passant devant la boutique, elle s’était sentie attirée par une odeur de sauce tomate qui lui avait rappelé celle de sa mère, née dans les Abruzzes, au nord-est de Rome. Clara saisit à bras-le-corps cette occasion que lui offrait Maggie de commencer une nouvelle vie à l’âge où l’on est censé partir à la casse. À elles deux, elles contactèrent les fournisseurs italiens auxquels Maggie tenait par-dessus tout, déterminèrent le nombre de parts quotidiennes, étrennèrent des livres de comptes et étudièrent la législation en matière de restauration. Comme deux savantes penchées sur des éprouvettes et des becs Bunsen, elles firent des essais et, rivalisant d’ingéniosité, finirent par obtenir le même résultat pour trois cents parts que pour six. Pour compléter le staff, Maggie eut besoin de deux livreurs et choisit Sami, un repris de justice en voie de réinsertion, et Arnold, un jeune étudiant qui, à force de n’être prioritaire sur rien, avait été obligé d’interrompre ses études et de dormir quelques nuits dans la rue.
Chaque matin à huit heures, Clara jetait un œil sur la marchandise livrée à l’aube et faisait un état des stocks. Le parmesan arrivait d’une maison artisanale de Reggio Emilia, et la mozzarella, tout aussi nécessaire à la confection des melanzane alla parmiggiana
, du Caseificio Ranieri, à Sora, dans le Latium. La tomate pelée venait de Calabre en bocaux, et l’huile d’olive d’un petit récoltant de Perpignan. Maggie descendait dans la réserve pour mettre la journée en place puis préparait la sauce tomate du jour. Rafi les rejoignait peu après et saluait ses « tantes », comme il les appelait. Il arrivait des halles de Rungis avec les meilleures aubergines, mettait son tablier et s’attaquait à celles qu’il avait la veille épluchées, tranchées et disposées en quinconce sous des poids pour les faire dégorger toute la nuit. Clara saisissait chaque lamelle à la poêle après l’avoir trempée dans un mélange d’œuf et de farine, l’opération devait être bouclée pour onze heures. Puis elle préparait les barquettes avant d’en enfourner une bonne moitié qui partait avec les premières commandes. Les employés des entreprises alentour, lassés des sandwichs et des salades sous plastique, se manifestaient dès dix heures pour avoir une chance d’être livrés. À midi, la totalité des portions étaient déjà réservées, et les retardataires avaient beau marquer leur déception, Maggie et Clara ne dépassaient jamais le nombre d’or de trois cents parts le midi, autant le soir, et pas une de plus. Leur seule chance de succès résidait dans cette perpétuelle recherche d’excellence, mais aussi dans l’invariabilité absolue de la formule. Ne rien changer à l’équation de base, ni à la recette, ni aux fournisseurs, ne pas chercher à optimiser les bénéfices, ni à varier le produit, ni à augmenter les prix, malgré le succès. Un an plus tard Maggie avait oublié les noms de ceux qui avaient prédit sa mort. Rafi pouvait à nouveau faire vivre sa nombreuse famille, Clara économisait pour s’offrir un jour son petit mas en Ardèche, Arnold avait repris ses études et se payait une chambre de bonne dans le quartier, et Sami avait retrouvé une crédibilité auprès de son contrôleur judiciaire. En les voyant tous mettre du cœur à l’ouvrage, jour après jour, solidaires, embarqués sur le même bateau, Maggie se sentait récompensée de ses efforts. Elle ne deviendrait jamais riche, elle n’ouvrirait jamais une seconde boutique, mais elle pouvait rembourser les crédits, garder la tête haute face aux banques et quitter son lit de camp pour s’installer dans un petit appartement en ville. Elle était enfin autonome et ne demandait plus un sou, ni au programme Witsec ni à son mari. Elle ne devait de comptes à personne, et ça n’était pas la plus petite des victoires. Mais Maggie, après tout ce qu’elle avait enduré, aurait dû le savoir : une utopie ne dure que le temps d’une utopie.*
Pour le coffret d’un jeu vidéo, Belle avait posé en justaucorps noir et son visage avait été redessiné à la palette graphique. Pendant la séance, on lui avait présenté le concepteur du jeu, François Largillière, un type souriant et sympathique qui n’avait pas eu ce regard ébahi en posant les yeux sur elle, ni fait le malin en lui tournant des hommages plus ou moins subtils. Indifférent à toute idée de séduction, il s’était lancé dans une grande conversation, sans gêne ni stratégie, et avait laissé s’installer à son insu une réelle fantaisie. À tel point que Belle avait pris la faconde du garçon pour de la désinvolture.