— Écoutez, là ! Quand il dit :
François se trompait mais Belle s’abstint de le reprendre ; l’expression concernait justement les habitants en fuite qui, dans les villes avoisinantes, demandaient à être hébergés et louaient des matelas posés à même le sol.
— Vous voyez cet acteur, là, Robert Duvall, c’est le seul du clan Corleone à ne pas être sicilien, il est irlandais, mais Vito le considère comme un de ses fils. Il joue le rôle du
Belle ouvrit grands les yeux pour feindre l’étonnement et posa une question naïve pour encourager François dans son cours magistral. Il appelait tous les personnages de mafieux par leur prénom, il parlait de Sonny, de Vito, de Tom, et surtout de Michael, le fils prodigue, l’héritier de l’empire, le héros, joué par Al Pacino, la légende. Il parlait de Michael comme d’un proche, il le comprenait si bien, ses drames intérieurs, ses affres, et pour finir, ses décisions, parfois sanglantes, mais soutenues par une éthique et un sens de l’honneur exemplaires. Ah, comment communiquer tant d’enthousiasme à Belle !
Et comment la douce et tendre Belle, cette madone d’innocence et de pureté, pouvait-elle gâcher le plaisir de son homme ? Le faire tomber de l’échelle où il était perché, tout là-haut, au paradis des mauvais garçons ? Comment avouer qu’elle avait connu ce film avant sa naissance, dans le ventre de sa mère ? Il avait fait partie de son héritage, posé dans son berceau comme un hochet et un nounours. Combien de fois le bébé Belle avait-elle grimpé sur les genoux de son papa qui revoyait sans se lasser ce film à la musique si triste ? Une musique qui lui avait servi de berceuse, elle la chantonnait en même temps que
— Attention ! Vito va lancer sa réplique culte :
Comment dire à François, sans le décevoir, que tous les personnages qu’il vénérait faisaient désormais partie d’un folklore, que les Corleone n’existaient plus sous cette forme, et que déjà Gianni Manzoni, son propre père, ne jouait plus avec les mêmes règles.
Le film se termina enfin et, tard dans la nuit, ils s’enlacèrent, apaisés, dans le silence d’une harmonie pure. Jusqu’à ce que François Largillière ajoute, avant de sombrer dans le sommeil :
— Le pire c’est que je vais reprocher à toutes celles qui vont vous succéder de n’être pas vous.
Tout appel téléphonique pour les Wayne transitait par le standard de Peter Bowles. S’il était capable d’identifier le correspondant, il faisait suivre sur le poste des Wayne, idem pour les coups de fil vers l’extérieur. Fred savait contourner le dispositif pour passer un coup de fil discret lors de ses rares escapades, mais le problème n’était pas là : il n’avait plus de coups de fil discrets à passer à quiconque.
Vers les dix heures du matin, alors qu’il s’apprêtait à entrer dans son bureau, une tasse de thé à la main, il vit s’afficher le nom de son éditeur sur l’écran digital. Renaud Delbosc n’appelait que pour de bonnes raisons, et jamais Fred ne se sentait plus écrivain qu’en bavardant avec lui.
— Bonjour Laszlo, c’est Renaud.
— Renaud ! Donnez-moi des nouvelles de moi avant de me donner des nouvelles de vous.
— Vous allez être traduit en japonais.
— En japonais ?