— Que vous vous donniez le beau rôle, et que vous fassiez de votre commerce crapuleux une sorte de récit picaresque ne m’étonne pas plus que ça. Après tout, on peut aussi lire ce manuscrit comme un document sur la sauvagerie en milieu urbain, ou comme un traité de productivité à l’usage des voyous, voire comme un panthéon érigé à votre propre bêtise. Ce qui est honteux n’est pas tant ce que vous décrivez mais plutôt ce que vous ne décrivez pas. Vous avez trié dans vos atrocités, parce que, malgré tout, vous connaissez la frontière entre l’avouable et l’inavouable, entre le pittoresque et l’immonde. Vous taisez vos actes de pure barbarie pour ne pas entacher votre personnage de gouape au grand cœur.
— Vous croyez que je peux faire tenir ma vie en un seul volume ? J’ai de quoi en remplir quelques-uns, et je risque de vous surprendre.
— Ce que j’ai trouvé tout aussi lâche, c’est ce que vous n’évoquez pas pour vous éviter les foudres de Maggie. Tout ce qu’elle suppose mais qu’elle préfère ne pas savoir, votre chambre à l’année chez Madame Nell, sans parler des soirées romaines avec vos sbires.
— Dans ces soirées romaines, comme vous les appelez, il n’était pas rare de rencontrer des flics et des politiques, et parfois les femmes de ceux-ci. En revanche, j’avoue n’avoir jamais croisé un seul agent fédéral. Vous-même, Tom, je suis bien certain que vous n’avez jamais mis les pieds dans un bordel.
— Les descentes et les perquisitions me suffisaient. Et je laissais aux jeunes recrues du Bureau le soin d’installer les écoutes et les caméras de surveillance, ou même de persuader certaines filles de faire partie de nos informateurs. Nous avons plus d’enregistrements de vos frasques qu’il n’y a de DVD au rayon porno de votre vidéoclub.
Tom avait raison sur un point : par égard pour Maggie, mais aussi par peur de représailles, Fred s’était très peu attardé sur sa vie de débauche. Comme il avait laissé de côté toute la période où il avait usé et abusé de drogues qu’il aurait interdites à ses enfants. Pourtant, l’essentiel de son récit ne concernait pas ses vices privés mais bien l’exercice quotidien du pouvoir au sein de LCN. Sa vie de traître caché prenait un autre sens, et sa carrière dans la mafia n’était plus le lieu de la nostalgie mais une matière première qu’il avait engrangée pour la restituer aux générations à venir — Melville et Hemingway avaient-ils procédé autrement ?
Fred avait accouché d’une œuvre, et l’idée de la publier allait vite le tarauder. Sur ce point, Tom avait dû faire preuve de diplomatie afin que la boîte de Pandore ne lui explose pas au visage — Fred était capable de prendre tout le monde à revers en envoyant son brûlot à tout ce que l’Europe et les États-Unis comptaient d’éditeurs, ou même à la presse, quitte à bazarder le programme Witsec.
Le capitaine Quint en avait référé à ses chefs de Washington qui, après un vent de panique, lurent l’ouvrage. Curieusement, le fait qu’un Manzoni raconte ses souvenirs de truand ne les inquiétait pas vraiment ; ils avaient surtout craint d’y voir figurer les noms de certains politiques qui, naguère, avaient directement ou indirectement côtoyé la planète LCN. Rassurés sur ce point, ils laissèrent les mains libres à Tom qui se retrouva encombré d’un libelle de 286 feuillets écrit par son plus redoutable ennemi. S’engagea alors un bras de fer qui dura plusieurs mois. Fred consentit à retravailler les passages sur les dossiers toujours d’actualité, maquilla tout ce qui aurait pu l’identifier, jusqu’aux descriptions physiques des individus — même ceux qu’il avait, au sens propre, taillés en pièces. Il changea les noms et les lieux, transposa certains événements dans des villes où il n’avait jamais mis les pieds, modifia les contextes et rendit méconnaissables les épisodes les plus fameux. Après que le G-man eut exigé ces coupures et corrections, l’ouvrage passa de 286 à 321 feuillets.
— Soyons pragmatiques, Tom. Si je publie mon roman, je coûterai moins cher au gouvernement américain.
— Parce que non seulement vous pensez que votre littérature est publiable, mais qu’elle va vous rapporter de l’argent ?
— Un coup à tenter, rien que pour vous contredire. Si personne ne veut de mon bouquin, je vous jure que j’abandonne mes prétentions littéraires et que je deviens le bon petit repenti qui se terre dans le remords.
— Pour qu’une telle chose soit possible, il faudrait que vous publiiez sous pseudonyme.
— Laszlo Pryor.
— … Pardon ?
— C’est mon pseudonyme. Vous ne trouvez pas que ça ressemble à un nom d’écrivain ?
— Pourquoi Laszlo Pryor ? Il y a une signification particulière ?
— Laszlo parce que ça donne un côté slave et mystérieux. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai toujours l’impression que les écrivains crédibles sont slaves et mystérieux. Et Pryor parce que je suis fan du film