— J’ai rencontré à la foire du livre de Francfort un M. Nakamura, sa maison ressemble un peu à la mienne, par la taille et aussi par l’esprit. Il publie des romans policiers étrangers, pas plus de deux ou trois par an, rien que des coups de cœur. Il pense que les Japonais vont raffoler de vos histoires extravagantes de mafieux américains.
Renaud Delbosc avait créé sa petite maison d’édition après avoir longtemps travaillé pour un gros groupe éditorial. Deux ou trois auteurs de renom l’avaient suivi dans son entreprise et lui avaient donné une crédibilité dans le milieu. Son éclectisme avait, à la longue, étoffé un catalogue où se côtoyaient le roman exotique et l’essai élitiste, le thriller qui tue et la petite perle du bout du monde. La politique éditoriale de Renaud Delbosc tenait en un seul point : plaire à Renaud Delbosc.
— Si ma mémoire est bonne, ça nous fait trois traductions pour
Fred sentait que son éditeur avait pris cette traduction pour prétexte et appelait en réalité pour se renseigner sur l’avancement du troisième roman. Il recula un moment l’échéance en lui demandant le détail des ventes du premier.
—
— J’y travaille, j’y travaille…
Il y travaillait effectivement mais ce manuscrit, qui ne portait pas encore de titre, stagnait à la page 48, et Fred avait beau lire et relire le début, rien ne lui permettait de supposer qu’un jour il y aurait une page 49. Depuis qu’il s’était attaqué au troisième volet de ses Mémoires, Fred peinait à retrouver la même évidence, la même urgence que pour son tout premier. Il avait tellement prétendu être écrivain, il l’avait clamé si fort à ceux qui voulaient l’entendre que même ceux qui ne le voulaient pas se le tenaient pour dit. Il s’était demandé si les autres écrivains avaient, comme lui, stocké assez de souvenirs pour les transcrire leur vie durant, ou si leur seule imagination suffisait. Fred se souvenait avec nostalgie du jour où, quelques années plus tôt, il avait annoncé à Tom Quint qu’il avait terminé son premier roman.
— Un roman ! L’oisiveté vous est montée à la tête, Fred.
Tom Quint, tout comme les membres de la famille Manzoni, avait mal vécu cette vocation tardive. Mais il avait bien fallu se rendre à l’évidence le jour où l’analphabète avait relié 286 feuillets en un seul bloc, noir de lignes et presque sans ponctuation.
Pour d’évidentes raisons, Tom avait été le premier lecteur de cette autobiographie noire qui l’avait épouvanté par une accumulation de détails, de noms et de faits réels.
— Vous consignez là vingt ans d’histoire de LCN vue de l’intérieur. Non seulement vous nommez en toutes lettres vos anciens collègues, mais vous ne nous épargnez aucun détail sur leur pedigree ni sur la façon dont chacun se débarrasse d’un cadavre.
— Qu’avez-vous pensé du passage où je raconte comment Dominick Mione et moi avons réduit en miettes le supermarché Moffat, à l’angle de la 55e
? Toute la description dans la chambre froide ?— Je n’ai pas été sensible à tant de poésie.
— Ne me dites pas que vous n’avez rien appris sur les méthodes de LCN en matière de lutte contre la concurrence ? Et tout ce passage sur les paris truqués du cynodrome, et ce suspense sur la course de Lampo, mon lévrier ? Et la bagarre qui a suivi, avec cette bande de Chinois qui voulaient nous découper à la machette ?
— Ils nous auraient privés d’un grand auteur mais ils m’auraient débarrassé de vous. De deux maux il faut choisir le moindre, comme disent les Français.
— Vous êtes bien sévère. Dites plutôt que, tout comme Maggie, l’idée même que j’aie osé écrire vous insupporte. Vous auriez préféré que je croupisse le reste de mes jours dans le remords, rongé par une maladie qui me condamne à errer sans trouver le repentir.
Au lieu de ça, Fred Wayne avait exhumé Giovanni Manzoni pour en faire une sorte de héros moderne et sans scrupules, voleur par tradition et tueur par devoir.