La Parmesane en cessation d’activité, Clara, Rafi et les livreurs étaient rentrés chez eux en priant le ciel pour que la patronne trouve des solutions. Mais quelles solutions pouvait-elle trouver à six cents kilomètres de là, dans son village de la Drôme ?
Fred pensait que sa femme restait à ses côtés par culpabilité après ce triste week-end. Elle se montrait plus affectueuse que d’habitude, disponible dès qu’il la sollicitait, et allait même jusqu’à lui demander, pour la toute première fois, des nouvelles de son écriture. De son côté, Fred continuait à jouer la mansuétude et parvenait à lui faire croire que le coup de poignard qu’il avait reçu dans le dos commençait à cicatriser. Si bien que, tous deux au sommet du mensonge, leur intimité avait repris le dessus.
Seul devant la page blanche, Fred souffrait de ce fameux blocage qu’il n’avait jamais connu. Maggie lui avait assuré que seul un travail de pure fiction lui permettrait d’avancer :
— Tout ça c’est des vieilleries, fit Maggie. Arrête avec le bon vieux temps, on s’en fout de tes souvenirs. Raconte-nous plutôt comment Ernie le racketteur s’y prendrait pour
Fred se savait être un des derniers spécimens d’une espèce en voie de disparition mais détestait qu’on le lui rappelle. Pourtant, Maggie avait raison : une intrigue fondée sur le rançonnement à grande échelle fournissait une structure de récit où pouvaient se greffer bien d’autres secteurs de l’activité mafieuse : le chantage, l’intimidation, l’extorsion de fonds, le blanchiment. Fred entrevoyait déjà les dix ou quinze prochains chapitres de ce roman qui ne portait pas encore de titre, mais qui pouvait devenir, si on lui fournissait une bonne matière première, et si l’inspiration lui revenait, le Nouveau Testament du crime organisé. Tout au long de son exercice au sein de LCN, Fred ne s’était jamais reconnu de talent pour les stupéfiants et la prostitution, qu’il préférait laisser à d’autres, mais plus pour le prêt usuraire et, surtout, pour l’infiltration dans l’économie légale. Il pensait avoir inventé le concept de libre entreprise et estimait que chaque patron lui devait des droits de copyright.
— J’ai travaillé deux ans pour Ernie, il m’a légué tous ses secrets. Si un type au monde connaît le sujet, c’est moi.
— Prouve-le-moi. Prends un cas concret. Dis-moi par exemple comment il aurait fait pour racketter ma boutique.
— Ta boutique de lasagnes ?
— D’aubergines à la parmesane.
— Jamais tu n’aurais été une proie intéressante pour Ernie, comment aurait-il pu imaginer gagner un dollar sur ton dos ? Te racketter toi, c’est s’exposer au ridicule des bandes rivales. Te racketter toi, c’est avouer qu’on est tombé bien bas, comme si moi, je m’étais mis au vol de sac à main.
Maggie, vexée à l’idée que son petit commerce ne puisse éveiller l’intérêt d’un racketteur, avait pourtant posé problème à un trust de la restauration industrielle, et ça valait tous les autres prédateurs. Elle avait été le caillou dans la chaussure d’un géant obsédé par le profit, dont les armes étaient tout aussi redoutables que celles des gars de LCN.
— Admettons que je sois du menu fretin pour Ernie Fossataro, le genre qu’on rejette à l’eau après l’avoir pêché. Mais imaginons qu’il me fasse cet immense honneur de venir me racketter : il est donc censé me protéger.
— Oui.
— Que se passerait-il si un bien plus gros poisson venait nager dans mes eaux ?
— Gros comment ?
— Un vrai requin, qui dévore tout sur son passage, une race qui s’est propagée dans le monde entier parce que plus féroce que les autres.
— Aucune citadelle n’était imprenable pour Ernie. Je suis sûr que si Coca-Cola avait ouvert une usine dans son coin, il leur aurait vendu sa protection contre Pepsi. Tu te souviens de ce marché aux légumes qui s’était créé à deux pas de la maison ? On l’avait annoncé comme le « potager du New Jersey ». C’était la Ricks & Brooks, un géant de l’agro-alimentaire qui avait acheté le terrain et créé la structure pour la vente en semi-gros et détail.