— Louie ! s’écria l’agent Esteban, un grand sourire aux lèvres.
Puis il embrassa sur les joues cet homme qu’il n’avait jamais vu de près et lui glissa quelques mots à l’oreille. Débordé par cette soudaine affection, Louie fut bien contraint de présenter ses nouveaux amis à son fils.
— Ils viennent de très loin. Papa n’a pas vu ses copains depuis longtemps.
Impressionné par les deux inconnus, le gosse agrippa un pan de la veste de son père.
— Je vais te déposer à la maison et je vais rester avec mes copains, parce que ça me fait très plaisir. Tu veux faire plaisir à papa ?
Le gosse n’y voyait rien à redire. Faire plaisir à son père était comme un honneur. Après l’avoir déposé, Louie se laissa passer les menottes et dit, les mâchoires serrées :
— Merci, les gars.
Le FBI avait coordonné toutes les arrestations qu’avaient entraînées les derniers aveux de Fred Wayne. Seul Ziggy De Witt, sur son bateau, fit l’objet d’un mandat d’arrêt international et put naviguer encore deux jours sans se douter que des agents d’Interpol l’attendaient au Cap-Vert. Après avoir appréhendé ces quelques hommes, le Bureau se sentait maintenant obligé de traiter le cas de Nathan Harris.
Fred avait dit vrai : Nathan n’avait jamais participé à l’attaque du fourgon de la Farnell qui avait fait un mort. Pourtant, à la suite d’une dénonciation par pure vengeance et d’un mauvais hasard juste avant l’opération, Nathan Harris avait été inculpé à la place de Ziggy De Witt, et aucun autre membre de l’équipe n’avait démenti, pas même Fred. Nathan avait toujours nié, il avait même plaidé non coupable lors d’un procès mal instruit sous la pression du gouverneur qui réclamait des têtes. Il avait écopé de quatre ans ferme à San Quentin, et n’avait eu de cesse de crier son innocence, d’exiger la révision de son procès avec une virulence jamais atténuée au fil des mois. Les administrations judiciaire et pénitentiaire étaient restées sourdes et Nathan était devenu fou. Après une tentative d’évasion ratée, il avait écopé de deux ans de plus, puis il avait agressé un gardien, et, dès sa sortie du quartier d’isolement, avait pris en otage, dans son bureau, le directeur de la prison. De fil en aiguille, au lieu de ses quatre ans, il en avait purgé quatorze à San Quentin, dont trois sans croiser âme qui vive.
Et tout à coup, on venait de le libérer, alors qu’il n’avait rien demandé, qu’il ne réclamait plus aucune révision, et qu’il avait presque oublié que sa vie avait basculé à cause d’une erreur judiciaire. Tout surpris de longer, son sac à la main, le couloir de la sortie est de la prison, il se retrouvait au grand jour et apercevait l’horizon, avec, au loin, la baie de San Francisco. Une silhouette l’attendait, les mains dans les poches, le dos contre la portière d’une voiture.
— … Agent Hargreaves ? C’est vous ?
Le capitaine s’approcha et lui tendit la main.
— Bonjour, Nathan.
— Après quatorze ans bouclé dans cet enfer, la première personne que je croise, c’est vous ?
— Il fallait que je vous parle.
— Ne me dites pas que c’est à vous que je dois la révision de mon dossier ?
Le capitaine Alec Hargreaves, qui, à l’époque, avait mené l’enquête et mis Nathan sous les verrous, avait pris une initiative que personne ne lui imposait en venant l’attendre à sa sortie de prison.
— Non, ce n’est pas moi. Disons qu’un complément d’information est venu éclairer différemment l’affaire du convoi de fonds de la Farnell.
— Un complément d’information…
— Vous n’étiez pas le quatrième homme.
— Ah oui ? Bonne nouvelle. Quatorze ans de ma vie… Quatorze ans, obsédé par cette injustice. Quatorze ans à essayer de comprendre comment vous aviez pu commettre une erreur pareille. Et vous allez faire quoi, là ? Me présenter des excuses ? Des indemnités sont prévues dans pareil cas ? Une seule heure à San Quentin, ça coûte combien, d’après vous ? Je peux attaquer l’Oncle Sam, je me suis renseigné.
— Ça ne vous rendra pas ces quatorze années.
Malgré son air contrit, le capitaine se livrait à un réjouissant calcul mental. Avant l’affaire de la Farnell, Nathan avait toujours été épargné par la justice, et l’agent Hargreaves n’avait pas réussi à le faire tomber pour le kidnapping d’un milliardaire qu’on avait retrouvé dans un bois, la tête dans un sac en plastique, et ce après versement de la rançon. Par ailleurs, Nathan Harris était l’auteur présumé du meurtre d’une jeune prostituée, mais ses avocats avaient réussi à obtenir un non-lieu pour vice de forme. Ces deux condamnations mises bout à bout, même compte tenu des réductions de peine, auraient largement excédé les quatorze années que Nathan avait passées à l’ombre.
— Je ne peux pas parler au nom de l’Oncle Sam, mais sachez qu’en mon nom propre je vous présente des excuses, Nathan. Je vous dépose en ville ? Quelque chose vous ferait plaisir ?
— J’ai envie d’un verre.
Il n’était que neuf heures du matin, mais Alec n’avait pas le cœur à le laisser boire seul.
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