L’homme en colère qui prononçait ces paroles tenait stocké à trois cents mètres de là un ballot de soixante kilos de cocaïne débarqué la veille de Colombie. Entre autres raisons pour lesquelles il lui était impossible de se rendre chez un médecin, il y avait ce rendez-vous avec son revendeur en chef pour le dispatching. La moitié de la livraison devait partir le jour même pour New York où les dix principaux dealers spécialisés dans une clientèle show-biz avaient promis un arrivage imminent. Son chimiste serait présent pour estimer la qualité de la marchandise afin de fixer le prix du gramme. Paul « Demon » Damiano, le représentant du boss local, serait aussi des leurs. La discussion promettait d’être serrée car Paul allait se mêler du prix du gramme en cherchant à augmenter le pourcentage de sa dîme — il se montrait chaque fois plus arrogant, comme s’il était le boss lui-même.
— Monsieur le pharmacien ! J’ai un besoin urgent de ces comprimés, dit-il en sortant un rouleau de coupures de cent dollars. Je suis prêt à payer mille fois leur prix, mille fois, nom de Dieu ! Juste deux comprimés, et vous l’aurez avant la fin de la journée, votre putain d’ordonnance.
Pour Delroy qui sortait de son lit de souffrance, il s’agissait là d’une véritable injustice. Cette douleur qui pouvait s’estomper en vingt minutes allait perdurer et lui faire perdre des points face à cet enfoiré de Damiano, et tout ça à cause de ce sale con en blouse blanche, borné et malveillant, qui refusait de lui donner ces deux comprimés. Plus qu’une injustice, une absurdité ! La délivrance était là, à portée de la main, dans un tiroir ! La douleur devenait si vive que ses molaires se rappelaient à lui, mais cet abruti derrière son comptoir restait intraitable.
Et Dieu sait si Delroy s’y connaissait en douleur. Il avait commencé comme petit dealer de quartier vingt ans plus tôt, et avait vu des centaines de jeunes gens réduits à l’état de loques tendre la main vers lui pour avoir leur dose. Il les avait saignés et vidés jusqu’à ce qu’ils meurent dans le caniveau. Il avait poussé des adolescents à vendre tout ce qu’ils possédaient et ce qu’ils ne possédaient pas, certains auraient bradé leurs organes ou même leur petite sœur pour un fix d’héroïne. Delroy avait déclenché des vocations en pagaille chez ses clients : voleurs, assassins, agresseurs de toutes sortes, n’importe quoi pourvu qu’ils calment la douleur du manque.
— Écoutez, je ne sortirai pas d’ici sans ces comprimés. J’ai mal, nom de Dieu, comment faut-il vous le dire ?!
Pendant que le pharmacien tentait de nouveaux arguments pour calmer son client, sa femme, dans l’arrière-boutique, avait déjà appelé le 911 et donnait son adresse à un inspecteur de police — un coup de fil comme elle en passait deux ou trois par semaine. Moins de cinq minutes plus tard, pendant que Delroy renversait un présentoir de pastilles pour la gorge, les deux hommes en bleu entrèrent dans le magasin. Contre toute attente, au lieu d’embarquer le semeur de trouble, ils se tournèrent vers le pharmacien.
— Vous voyez bien que cet homme souffre, non ?
— …?
Malgré la douleur, Delroy eut la même expression stupéfaite que le pharmacien.
— Donnez-lui immédiatement son médicament ! ordonna le sergent.
— Comment pouvez-vous laisser un homme dans un état pareil ? ajouta son collègue comme s’il souffrait lui-même.
En trente années d’exercice, le couple de pharmaciens avait connu quantité de cas d’urgence : junkies en manque, trafiquants d’amphétamines, adolescents en recherche de sensations chimiques, braqueurs divers, mais jamais aucun flic n’avait donné raison à un agresseur, et au mépris de toutes les lois de la pharmacie américaine.
— Mais je n’ai pas le droit, monsieur l’agent…
— Cette fois vous ferez une exception, et je suis bien certain que monsieur, en toute bonne foi, reviendra avant la fin de la journée avec son ordonnance. N’est-ce pas, monsieur ?
La surprise passée, Delroy crut réellement qu’il avait su apitoyer un flic, bien plus humain que ceux qu’il croisait d’habitude. Pour la première fois, il n’avait pas eu besoin de mentir, sa douleur avait parlé pour lui, et le reste de l’humanité se montrait solidaire de la souffrance d’un seul.
Une demi-heure plus tard, et grâce à l’intervention inespérée de ce flic, ses organes avaient retrouvé le silence. Delroy se sentait enfin d’attaque pour recevoir son chimiste et affronter Paul Damiano.