J’étais
seul à l’atelier. Je réparais une mandoline plate
au dos d’acajou pyrogravé. Je savais tout de cet
instrument. Exactement, je savais. Il était en palissandre de
Rio, avec repères de touches et liserés de nacre
alternés sur le pourtour. Il devait dater des années
50. Je lisais et relisais la signature collée à
l’intérieur. « René Gérome.
Maître Luthier à Mirecourt. » René
Gérome, né en 1910. Mirecourt, ma ville
d’apprentissage. Je savais comment prendre la mandoline en
main, la déshabiller corde à corde, soigner la fissure
invisible qui courait dans son dos. Tout cela, je savais. C’était
la vie, ma vie. Ma vie de silence et de bois. Ma vie de vernis frais,
de casse-croûte rillettes cornichons à midi avec un
verre de côtes. Ma vie d’homme tranquille, quitté
par sa femme il y a cinq ans parce qu’elle rêvait tout
autrement. Parce qu’elle était vive et drôle,
parce qu’elle parlait, parce qu’elle dansait, parce
qu’elle était brune, parce qu’elle trouvait tout
trop étroit chez moi, tout trop terne et trop gris. Parce
qu’un archet de pernambouc ne disait rien sous ses doigts.
Parce que voilà, pourquoi. Tout cela je savais. Mais pas le
reste. Je ne connaissais rien de ce qui allait venir. Du rendez-vous
une heure plus tard près de la gare Saint-Lazare. De ce qui
allait se passer. De qui serait là. De ce qu’on allait
me demander. J’étais certain que tous avaient ressenti
cela la première fois. Tous. Même Connolly sur mon mur.
Même Jim, même Tyrone Meehan, même les plus
courageux de tous. « A terrible beauty is born. »
C’est une peur terrible, d’abord. Ce moment où
l’on quitte le silence d’une mandoline blessée
pour sortir dans la rue et marcher, marcher, marcher en respirant par
petites craintes sèches. Ce moment précis, là,
maintenant, cet instant de plomb où la vie s’engage. Je
suis sorti. J’ai fermé la porte de mon atelier. J’ai
baissé le rideau de fer qui protège la fenêtre.
Je suis sorti dans ma vie de décembre. Je partais pour
l’hiver.
Je
marchais vers autre chose que les choses connues. J’étais
inquiet et seul. « Mise Éire ? »
Tu parles ! Qui est l’Irlande, ici ? Je ne vois
pas. Juste un luthier tête basse, avec du vernis au bout des
doigts, qui marche pressé vers la gare. Juste un homme, fait
de trois fois rien, qui demande au courage de lui tendre la main.
*
Avant
l’Irlande, je ne savais rien des codes et des mystères.
Avant l’Irlande, je ne connaissais rien à l’ombre.
A Mirecourt, chaque apprenti de la rue Basse avait un sobriquet. Dans
mon atelier, j’ai connu
« Le peu », un
jeune homme trop simple pour la lutherie. « Dix
grammes », un gamin si maigre que sa tête
était comme le crâne d’un mort. Il y avait
« Pied-de-roi », qui calculait
précisément à l’œil et au
millimètre. Et puis aussi « Crémone »,
qui disait que tout était mieux en Italie. Après
quelques semaines, mon maître d’apprentissage m’a
appelé « Doute-de-rien ». Il
était tellement content de la formule qu’il l’a
répétée trois ou quatre fois en riant.Nous
apprenions à faire un fond de violon en bois blanc. Le peu
et
Pied-de-roi étaient penchés sur l’établi.
J’ai entendu passer notre maître. Il portait une marmite
cabossée. Je me souviens d’une odeur caramel et aussi
d’autre chose, un bouquet de peinture chaude et d’encaustique
dorée. Je me suis retourné. J’ai demandé
ce qu’il transportait. Il ne m’a pas répondu.— Du
vernis, a répondu Crémone
sans
lever la tête.