— Vous ne connaissez pas le Nord ? m’a demandé Pêr, ce matin de novembre 1974.
J’ai répondu que non.
— Alors, vous ne connaissez pas l’Irlande, a souri le Breton.
Et puis il a ouvert son étui.
J’étais penché sur un violon. Je ponçais le sillet du haut. Un moment silencieux et lent, juste avant mon chiffon d’huile de lin.
— Vous pouvez regarder ça ? Il sonne vert. J’ai l’impression qu’il est décollé.
J’ai pris l’instrument du Breton. Je l’ai secoué à l’envers, pour libérer la poussière et les cheveux accumulés. J’ai toqué la table d’harmonie avec l’index replié. Il faisait un bruit. Un écho détestable. Comme si quelque chose bougeait à l’intérieur.
— Peut-être, j’ai dit.
Et puis non. Rien. Je m’étais trompé. Pêr joue son instrument avec fièvre. Ses doigts frappent la touche jusqu’à meurtrir l’ébène. Arrachés à leur mortaise, les crins volettent autour de son archet. Il n’interprète pas, il lutte. Le bois de son violon est marqué par la bataille. Griffures sur la table, blessures sur les éclisses, chevilles entaillées, talon heurté, fond râpé par ses colères. Et mentonnière desserrée.
— C’est la mentonnière, j’ai dit.
Voilà. Rien de plus. Relâchée à force d’à force, elle se promenait sur le bois en maltraitant le son.
J’ai resserré la mentonnière. Je me suis levé. J’ai balayé d’une main la poussière de bois tombée sur mes genoux. J’ai heurté mon diapason contre le rebord de l’établi. Et puis j’ai caressé les quatre cordes l’une après l’autre. Plus rien de mal. Le beau son. J’ai demandé à Pêr de jouer son violon. Moue sceptique. Il a frotté ses mains, calé son instrument dans un chiffon vert et regardé le sol. Puis il a inspiré. Il a cogné quelques notes brutales. Une gavotte du Bas-Léon. Le sol frappé du pied, la bouche mauvaise et les yeux clos. C’était une mélodie de guerre. Un monde soudain. Les armées bretonnes jetées contre les remparts de Montparnasse.
— Ce n’est pas encore ça, a-t-il dit en me tendant son instrument.
Je lui ai demandé de me confier son violon jusqu’au soir. J’allais le détendre et enlever un petit copeau à l’âme. Rien, juste un grain d’épicéa pelé au canif pour dire que quelque chose a été fait.
Ce jour-là, Pêr était fatigué. Dix fois, je lui ai dit que la fatigue abîme le son de l’instrument. Que l’oreille ne perçoit pas la même sensation après une nuit sans sommeil, cinq bières ou un grand jour de silence. Pêr a dit que oui, peut-être. Mais quand même. Il m’a dit qu’il fallait que je regarde mieux.
— Je peux laisser mon étui ?
— Sur la table, là-bas.
Il l’a ouvert et rangé son chiffon. A l’intérieur, le Breton s’était fait une garniture à lui, un velours usé aux couleurs du drapeau irlandais. Du vert, du blanc et de l’orange qui faisaient impression dans les pubs. Lorsqu’il jouait, il laissait l’étui ouvert à ses côtés. Dans le couvercle, il avait collé la photo noir et blanc d’un homme en veste et en gilet, le front largement dégarni, les sourcils épais et la moustache lourde. L’homme semblait sourire. Il portait une chemise à col rond.
— Je vous présente James Connolly, a dit Pêr, en levant l’étui à hauteur de ses yeux.
— Un violoniste ? j’ai demandé.
Pêr a ri. Il aurait pu, mais non. C’était un patriote irlandais. Il avait été fusillé en 1916 par les Britanniques après l’insurrection de Pâques. Il avait attaqué la grande poste de Dublin avec ses hommes pour en faire un quartier général. Et ça avait mal tourné.
J’ai regardé ce visage ancien, à peine. Déjà, le Breton avait refermé le couvercle de son étui et quitté la pièce.
Alors
j’ai recommencé à poncer le sillet. Lentement,
longuement, dans le silence revenu. Avant de prendre le violon du
Breton. J’ai introduit une