Roulant vers Belfast, je suis resté front contre la vitre glacée. La voiture était presque vide. Les villages et les villes déserts. Lorsque le convoi s’est arrêté à la frontière, deux hommes sont montés à bord. Un contrôleur et un policier. Ils sont passés sans un mot, sans un regard pour les sacs ou les yeux baissés. Et puis le train est reparti. Au-dessus d’un entrepôt, j’ai vu flotter le drapeau britannique. Un drapeau déchiré, tout abîmé de temps. Je me suis dit que voilà. J’y étais. Je venais d’entrer en Irlande du Nord. J’ai regardé les maisons étroites, les arbres, le ciel, les barbelés, les herses, les tessons de bouteilles sur le faîte des murs. J’ai regardé les cheminées, les fumées grises alignées toit par toit.
Je ne suis resté que trois heures à Belfast. Le temps de marcher vers le centre-ville, puis Castle Street, puis Falls Road. Ici encore, tout était en dimanche. Avec cet air épais de tourbe et de charbon. L’odeur de Belfast. En hiver, en automne, en été même lorsque la pluie glace, je ferme les yeux et j’écoute l’odeur de cette ville. Un mélange d’âtre brûlant, de lait pour enfant, de terre, de friture et d’humide. Près des grandes tours de Divis, j’ai vu ma première patrouille anglaise. J’ai vu mon premier fusil. Le soldat était jeune, accroupi dans un jardin, derrière la grille d’une maison. Je me souviens de son regard, une lueur morne entre peur et ennui. Il a regardé mon étui à violon. J’ai ressenti quelque chose de prodigieux et de ridicule. J’étais content d’être là. Fier de me savoir là où les choses se passent. Dublin me semblait loin. Un autre pays, presque. Deux hélicoptères salissaient le ciel bas. Des blindés passaient sans cesse. J’étais dans Lower Falls Road. Les rues gardaient intactes les plaies de 1969. Pour terroriser la population catholique, la foule protestante s’était massée à l’est, en pleine nuit, avant de se ruer sur le quartier à la lumière des torches. Les habitants ont été chassés, leurs demeures brûlées. Il y a eu des morts. Six ans après, les blessures étaient béantes. De longues rues noircies, des maisons sans toit murées de parpaing. Un désert de briques calcinées, de poutrelles tordues, de bois noirs et d’ordures. A un angle de rue, j’ai vu deux enfants surgir, courir, lancer une pierre contre la carapace grise d’un blindé et s’enfuir.
— Vous cherchez quelque chose ? m’a demandé une femme.
Elle portait un cabas, un foulard sur la tête, elle me voyait perdu. Je lui ai dit que j’étais français. Les deux gamins sont ressortis de leur ombre de mur. Et aussi un grand type au pantalon trop court.
— Un Français, a dit la femme.
Les enfants m’ont demandé si j’étais journaliste. J’ai répondu que non. Ils voulaient que j’ouvre mon étui à violon. Le grand type m’a conseillé de le faire. La femme s’est rapprochée. Nous étions au milieu de la rue, au pied d’un grand mur brûlé, dans le vent. Il a commencé à pleuvoir. J’ai ouvert mon étui. Quelques gouttes se sont écrasées sur le vernis du bois. Au loin, une sirène d’alarme. J’ai rangé mon violon. Le grand type m’a demandé si je voulais boire un thé. Je l’ai regardé. Une balafre blanche rayait son front. Il avait le nez cassé. J’ai dit oui. Sa maison était à quelques pas de là.
— Cathy, je ramène un Français, a dit Jim O’Leary. C’est elle qui nous a ouvert la porte. Elle a souri.