La
pluie avait cessé. Au milieu de la rue, massés sur les
trottoirs, montés sur les poteaux, les grilles, les toits, des
milliers d’Irlandais patientaient. Lorsque les blindés
britanniques sont apparus, la foule les a hués. C’est
tout. On ne jette pas de pierres ce jour-là. Simplement, on
honore James Connolly et ses camarades à cols ronds. Dans le
haut-parleur d’une Land Rover, un policier a dit que le
rassemblement était illégal.
— Je suis ici chez moi ! a hurlé un homme.
C’était la routine. Les Britanniques rappelaient que la marche était interdite mais ne l’empêchaient pas. Trop d’enfants, trop de vieillards, trop de monde pour disperser violemment. Les blindés sont repartis, dans un bruit raclant de moteur diesel et de ferraille.
Au moment de l’immense clameur, je tournais le dos à la rue. La foule applaudissait quelque chose, derrière moi que je ne voyais pas. Les drapeaux se sont agités avec force, des hommes ont tendu le poing, des centaines d’enfants ont hurlé leur joie.
— IRA ! IRA !
Le premier soldat de la République irlandaise était à quelques mètres de moi. Le premier. C’était le premier. J’en verrais d’autres et d’autres, mais c’était celui-là. Il portait un béret noir, des lunettes noires, une cravate noire, une veste noire sanglée d’une large ceinture blanche, un pantalon noir, une chemise blanche et des gants blancs. Il ouvrait la marche à sa compagnie. Une vingtaine de femmes et d’hommes, qui remontaient la ruelle sur trois rangs, les uns derrière les autres.
— Gauche ! Gauche ! Gauche, droite, gauche ! ordonnait l’officier.
J’avais
les poings fermés. Les yeux brouillés. Je ne pensais
rien. Je regardais la joie, les rires, les mains agitées et
cette marche de guerre. Je me laissais faire. Sans ces
Derrière la petite troupe, les habitants se rangeaient pour la manifestation. Sur trois rangs, comme les clandestins. Trois longues files, sans banderole ni slogan. Le silence était revenu. La foule était sévère, solide, belle et fière. Face aux blindés britanniques, elle semblait tellement fragile avec ses poings levés, ses insultes enfantines et ses yeux de colère. Mais quand les combattants ont pris la tête de leur peuple, les fronts se sont levés. A mes côtés, un vieil homme a placé sa canne sous son bras, comme une badine d’officier. Un autre répétait
— Ça va, fils ?
Tyrone ne s’est pas arrêté. Il a fait face aux soldats de la République. Au garde-à-vous, main levée, il leur a ordonné de soigner l’alignement. D’autres hommes étaient là dans la foule, tendus, casquettes enfoncées, capuchons rabattus, qui semblaient guetter par petits groupes.
— L’IRA, c’est aussi ceux que l’on ne voit pas, avait expliqué Jim.
J’ai remonté la manifestation encore immobile. Devant la compagnie et son capitaine, sept soldats portaient les couleurs de la République. Sept grands drapeaux sous le vent et la pluie. Je connaissais le premier, le vert blanc orange, l’emblème national. Je connaissais aussi ceux des quatre provinces irlandaises. La main rouge de l’Ulster, les trois couronnes du Munster, la harpe dorée du Leinster et le bras armé du Connaught. C’est Jim qui m’a expliqué les autres bannières. La bleue frappée d’étoiles pour honorer le socialisme de Connolly et le soleil levant des Na Fianna Eireann, les jeunes de la République.