Il faut qu'il dévore cette vie-là aussi, comme il a englouti l'autre, celle d'avant Marie-Louise. Il soulève Marie-Louise, la met en selle. Il tient le cheval par la bride, il court à côté. Il rit quand elle crie d'effroi. Il se fait approcher un cheval, il le monte sans bottes. Il est libre. Il est heureux. Il ne se souvient pas d'avoir éprouvé une telle sensation d'insouciance, sauf peut-être sur les quais d'Ajaccio, quand il était enfant.
Elle est une enfant qui ne sait rien, et il a envie de se laisser entraîner par elle à ces jeux de colin-maillard qu'elle aime. Il s'attarde à table parce qu'il lui plaît de la voir manger. Il n'a plus envie de se rendre à son cabinet de travail après avoir englouti quelques bouchées des différents plats. Il a envie d'étendre les jambes, de placer la main gauche dans son gilet. Il grossit. Il fait changer ses vêtements pour dissimuler son embonpoint. Il prise moins. Il se parfume à l'eau de Cologne. Il attend la nuit.
Le matin, il voit le docteur Corvisart, qui l'ausculte avec attention. Quelques furoncles là, des battements de cœur irréguliers, une toux tenace. Il repousse le médecin. Il se sent bien. Fatigue ? Allons donc ! Quarante et un ans ? On a l'âge de ses désirs ! Des nuits de jeune homme ? Et pourquoi pas, puisqu'il le peut ?
Napoléon passe dans son cabinet de travail. Ces lettres de Joséphine l'irritent, viennent lui rappeler un temps passé.
« Mon amie, écrit-il, je reçois ta lettre du 19 avril. Elle est d'un mauvais style. Je suis toujours le même, mes pareils ne changent jamais. »
« Je ne sais ce qu'Eugène a pu te dire, reprend-il. Je ne t'ai pas écrit parce que tu ne l'as pas fait, et que j'ai désiré tout ce qui peut t'être agréable.
« Je vois avec plaisir que tu ailles à la Malmaison et que tu sois contente ; moi, je le serai de recevoir de tes nouvelles et de te donner des miennes. Je ne t'en dis pas davantage, jusqu'à ce que tu aies comparé cette lettre à la tienne, et, après cela, je te laisse juge qui est meilleur et plus ami de toi ou de moi.
« Adieu, mon amie, porte-toi bien et sois juste pour toi et pour moi.
« Napoléon »