- Alors, monsieur le duc d'Otrante, lance Napoléon. Vous faites maintenant la paix et la guerre ?
Napoléon se lève, marche devant les ministres sans regarder Fouché, qui, d'une voix posée, justifie son attitude, chargeant Ouvrard de toutes les initiatives des négociations avec Londres.
- C'est la plus inouïe des forfaitures que de se permettre de négocier avec un pays ennemi à l'insu de son propre souverain, à des conditions que ce souverain ignore et que probablement il n'admettrait pas, reprend Napoléon. C'est une forfaiture que sous le plus faible des gouvernements on ne devrait pas tolérer.
Fouché commence à répondre.
- Vous devriez porter votre tête sur l'échafaud ! crie Napoléon.
Il pense au général Savary, duc de Rovigo, un homme qui fut l'aide de camp de Desaix, le colonel commandant la gendarmerie d'élite, sa Garde personnelle. L'homme qui arrêta le duc d'Enghien et veilla à ce qu'il fût exécuté.
- Le duc de Rovigo est fin, dit Napoléon à Cambacérès, résolu et pas méchant. On en aura peur, et par cela même il lui sera plus facile d'être doux qu'à un autre.
Il convoque Savary à Saint-Cloud, dévisage cet homme au visage rude, qui s'est bien battu à Marengo, à Austerlitz, à Eylau.
Il le prend par le bras, l'entraîne dans le parc.
- Pour bien faire la police, commence-t-il, il faut être sans passion. Méfiez-vous des haines, écoutez tout et ne vous prononcez jamais sans avoir donné à la raison le temps de revenir. Ne vous laissez pas mener par vos bureaux ; écoutez-les, mais qu'ils vous écoutent et qu'ils suivent vos directives.
Il s'arrête, fait quelques pas seul.
- Traitez bien les hommes de lettres, on les a indisposés contre moi en leur disant que je ne les aimais pas ; on a eu une mauvaise intention en faisant cela ; sans mes préoccupations, je les verrais plus souvent. Ce sont des hommes utiles qu'il faut toujours distinguer, parce qu'ils font honneur à la France...
- J'ai changé M. Fouché, parce que, au fond, je ne pouvais pas compter sur lui, reprend Napoléon. Il se défendait contre moi lorsque je ne lui commandais rien, et se faisait une considération à mes dépens.
Et puis Fouché incarnait une faction, le parti de la mort du roi.
- Je n'épouse aucun parti que celui de la masse, martèle Napoléon. Ne cherchez donc qu'à réunir. Ma politique est de compléter la fusion. Il faut que je gouverne avec tout le monde sans regarder à ce que chacun fait. On s'est rallié à moi pour jouir en sécurité. On me quitterait demain si tout rentrait en problème.
Il aperçoit Marie-Louise qui, sur le perron, entourée de ses dames, semble l'attendre. Il abandonne Savary, va vers elle d'un pas rapide.
Elle veut jouer au billard.
35.
Il brandit la lettre. Il a envie de pousser un cri. Il s'approche de Méneval, lui donne plusieurs tapes sur l'épaule, puis lui tire l'oreille. Il veut voir immédiatement le grand maréchal du palais, Duroc. Lorsqu'il est seul, il s'approche de la fenêtre, l'ouvre, et cette douceur de la matinée de juin, ces senteurs de la forêt de Saint-Cloud l'émeuvent tout à coup. Il entend Méneval qui rentre accompagné de Duroc, mais il ne peut bouger. Il reste appuyé à la croisée. Il a serré la lettre dans son poing.
Il ne l'a lue qu'une fois, mais il en connaît chaque mot. Ils ont cette douceur qu'avait la voix de Marie Walewska. Elle murmure que son fils est né le 4 mai, dans le château de Walewice. Il porte le nom d'Alexandre Florian Joseph Colonna. Il a la forme du visage de son père, son front, sa bouche, et les cheveux d'un noir de jais. Elle ne demande rien. Elle est heureuse. Elle attend. Elle espère pour son fils Alexandre.