- Eh bien, qu'est-ce donc qu'on veut de moi, que je me déshonore ? reprend-il d'une voix forte. Jamais ! Je saurai mourir. Vos souverains, nés sur le trône, peuvent se laisser battre vingt fois et rentrer toujours dans leurs capitales, moi, je ne le peux pas ! J'ai conscience de ce que je dois à un brave peuple qui, après des revers inouïs, m'a donné de nouvelles preuves de son dévouement et la conviction qu'il a que moi seul, je puis le gouverner. J'ai réparé les pertes de l'année dernière ; voyez donc mon armée.
- C'est précisément l'armée qui désire la paix, murmure Metternich.
- Non, ce n'est pas l'armée, ce sont mes généraux qui veulent la paix. Je n'ai plus de généraux. Le froid de Moscou les a démoralisés !
Il a un geste de mépris. Il rit.
- Mais je puis vous assurer qu'au mois d'octobre prochain, nous nous verrons à Vienne.
Il marche dans la pièce. Il faut que cette certitude l'habite, mais il doit se contraindre pour rire avec assurance.
- La fortune peut vous trahir, dit Metternich, comme elle l'a fait en 1812. J'ai vu vos soldats, ce sont des enfants. Quand cette armée d'adolescents que vous appelez sous les armes aura disparu, que ferez-vous ?
Napoléon baisse la tête, marche vers Metternich, les dents serrées.
- Vous n'êtes pas un soldat ! crie-t-il. Et vous ne savez pas ce qui se passe dans l'âme d'un soldat. J'ai grandi sur les champs de bataille. Vous n'avez pas appris à mépriser la vie d'autrui et la vôtre quand il le faut.
Il pense à Lannes, à Bessières, à Duroc. Il a mal, à ce souvenir de la mort de ses proches, de tous ces morts qui tendaient leurs bras sous la neige de la Moskova.
- Un homme comme moi se soucie peu de la vie..., commence-t-il.
Il s'interrompt. Il jette son chapeau dans un coin du salon avec violence. Il méprise Metternich qui fait mine de se préoccuper du sort des hommes et qui, derrière son masque hypocrite et ses propos miséricordieux, les envoie par centaines de milliers à la mort, et calcule les profits qu'il peut en tirer.
- Un homme comme moi, crie Napoléon, se soucie peu de la mort de deux cent mille hommes !
Voilà la vérité des chefs de guerre, sans mensonge, la vérité inhumaine de ce que sont ceux qui gouvernent, et qu'un Metternich n'avouera jamais.
Il ramasse son chapeau.
- Oui, dit-il en marchant dans le salon, j'ai fait une bien grande sottise en épousant une archiduchesse d'Autriche.
- Puisque Votre Majesté veut connaître mon opinion, dit Metternich, je dirai très franchement que Napoléon « le conquérant » a commis une faute.
- Ainsi l'empereur François veut détrôner sa fille ?
- L'Empereur ne connaît que ses devoirs, dit Metternich.
Napoléon arrête Metternich qui continue de parler.
- En épousant une archiduchesse, dit-il, j'ai voulu unir le présent et le passé, les préjugés gothiques et les institutions de mon siècle, je me suis trompé et je sens aujourd'hui toute l'étendue de mon erreur.
Il reconduit Metternich.
- Je n'ai pas l'espoir d'atteindre le but de ma mission, murmure Metternich.
Napoléon lui tape l'épaule.
- Eh bien, savez-vous ce qui arrivera ? Vous ne me ferez pas la guerre.
- Vous êtes perdu, Sire, reprend Metternich, j'en avais le pressentiment en venant ici ; maintenant que je m'en vais, j'en ai la certitude.
Napoléon est seul dans le salon. Il a passé toute l'après-midi de ce samedi 26 juin 1813 en compagnie de Metternich.
Il appelle Caulaincourt. Il fait prolonger l'armistice jusqu'au 10 août afin de retarder l'engagement de l'Autriche.