L’hiver a frappé comme chaque année avec une brutalité inouïe. Les températures ont chuté de cinq ou six dizaines de grades en moins de sept jours. Nous sommes entrés dans ce que nous avons pris l’habitude d’appeler l’amaya de glace ou l’hivernage, une période de trois mois pendant laquelle nous restons cloîtrés dans nos habitations, dans la douce chaleur du foyer central que nous alimentons avec du bois, de la paille compressée et de la bouse séchée de yonk. Deux mois où règne un froid si glacial, si méchant que toute vie semble déserter le continent du Triangle.
À propos de Triangle, il me faut ici préciser que notre continent tire probablement son nom de sa forme observée depuis l’espace, depuis le vaisseau de nos ancêtres. Ni les survivants de l’Estérion ni les générations qui leur ont succédé n’ont un jour entrepris d’établir une cartographie globale et fiable de leur planète d’adoption. Hormis les lakchas de chasse, que les troupeaux de yonks entraînent parfois dans de longues errances, aucun d’entre nous n’a encore trouvé le vrai courage de quitter les ventres rassurants et féconds des mathelles, d’explorer le Triangle, encore moins de découvrir de nouveaux continents. Des groupes de reconnaissance expédiés au début de l’été sont déjà rentrés au bercail comme des bêtes domestiques effrayées par les grands horizons et pressées de regagner leur étable, leur litière, leur mangeoire, leur joug… Nous sommes issus d’un peuple enfermé pendant cent vingt ans dans une prison de métal. Sans doute plusieurs générations seront-elles nécessaires aux descendants de l’Estérion pour se défaire de leurs inhibitions, pour lever la tête, pour se risquer sur les grands espaces. De l’expédition de ces groupes, il ressort que les terres du sud et de l’est présentent les mêmes caractéristiques que les plaines où nous avons élu domicile. On y trouve des sources en abondance, tantôt froides, tantôt chaudes, une autre variété de céréale d’un goût légèrement amer, des fruits insipides mais comestibles, d’immenses troupeaux de yonks sauvages… Nous aurons donc la possibilité d’y fonder de nouveaux mathelles, de nous étendre, de prendre nos aises.
Je n’aime pas l’hivernage. Je ne lui conteste pas un certain charme, surtout pour qui aime jouir de la chaleur des clans maternels rassemblés devant le feu, mais il m’empêche de quitter la maison familiale et de m’isoler dans mon caveau secret lorsque j’en ressens le besoin. Et mes besoins en solitude vont sans cesse croissant depuis que j’ai entamé la rédaction de ce journal. Je me suis fixé une ligne de conduite qui est de ne jamais donner d’explication sur mes absences prolongées. Pas même à Elleo, que mon mutisme rend fou autant, peut-être même davantage que mes disparitions elles-mêmes. Ni mes baisers ni mes caresses ne suffisent à le rassurer, à estomper le tourment dans ses yeux. Lorsque je me couche contre lui, il me respire et me lèche de la tête aux pieds, il m’étreint avec une telle force, une telle rage que mes os semblent sur le point d’éclater. À maintes reprises, j’ai failli lui ouvrir ma porte intime, accueillir en moi son sexe vibrant, à la fois si viril et fragile, mais à chaque fois je me suis ressaisie, estimant que je le perdrais à jamais si je cédais à la tentation. Non que je juge amorale ou répugnante l’union physique entre un frère et une sœur – je crois avoir déjà précisé que l’interdit, exprimé ou tacite, me fascine… -, mais je reste convaincue que, pour ne pas épuiser notre amour, nous devons maintenir coûte que coûte le désir inassouvi, chérir l’élan sublime qui nous pousse à nous rechercher en toutes circonstances comme deux moitiés d’un même corps et d’une même âme qui aspirent sans cesse et sans succès à s’emboîter. C’est la force de l’attraction qui m’anime et non l’accomplissement des désirs ; la vigilance sur le chemin et non la jouissance de la terre promise. À la question de Sgen, ma mère, qui me demande souvent pourquoi on ne me voit jamais avec un garçon d’une autre famille, je réponds que je suis encore trop jeune pour fonder un foyer.
« Cela ne t’empêche pas d’éveiller ta sexualité, me répond-elle invariablement, avec sous les mèches grises quelques rides qui expriment à la fois la bienveillance et l’anxiété. Les meilleures mères de Cent-Sources sont aussi les meilleures amantes. Le vrai pouvoir que nous a confié la nature, c’est celui de tenir les hommes par les… enfin, tu vois ce que je veux dire… »
Je vois très bien, mère. Je crois en réalité qu’elle s’inquiète de la véritable nature de ma relation avec Elleo. Mon demi-frère et moi nous efforçons de lui donner le change, d’adopter le comportement public qu’on attend généralement de deux êtres issus du même ventre, mais c’est une mère, notre mère, elle voit au-delà de nos apparences, elle nous flaire avec le cœur et les tripes, elle brûle en son sein du feu qui nous consume. Si elle ne m’a jamais surprise dans le lit d’Elleo, c’est parce qu’elle se garde bien de toute initiative qui pourrait lui valoir une surprise amère. Au fond d’elle, elle sait que ses deux enfants se sont fourvoyés sur un sentier de perdition, mais, tant qu’elle n’en aura pas eu la confirmation formelle, elle se réfugiera dans l’illusion de son doute pour continuer d’espérer.
Elleo a forcé la porte de mon refuge hier.
Puisque je n’ai plus la possibilité pour l’instant de me retirer dans mon cher caveau d’écriture, je m’enferme régulièrement dans ma chambre dont je bloque la porte avec la barre de bois. Je soulève d’abord la tenture de laine qui occulte l’unique fenêtre de la pièce et contemple les arbres et les toits des maisons voisines, vêtus de leurs dentelles de glace. Le vent exploite les moindres failles pour me cracher son haleine à la face. Le ciel se tend d’un voile gris sombre d’où tombent les cristaux qui crissent et blessent. La plupart des canalisations reliées aux sources ont éclaté et mêlé leur poussière rougeâtre au tapis de pointes acérées qui habille les venelles. Sans l’ingéniosité de nos ancêtres qui ont installé un réseau souterrain d’appoint, nous serions morts de soif et de crasse depuis bien longtemps. Bien que s’écoulant avec une parcimonie sans doute assortie au climat, l’eau d’hivernage couvre l’essentiel de nos besoins. Elle s’invite dans les habitations par un système basé sur le principe des vases communicants. Dans la maison de ma mère, une immense vasque la recueille au pied d’un mur de la pièce principale et se remplit aussitôt que nous la vidons à l’aide de récipients de corne ou d’argile. L’eau d’hiver a un goût prononcé de terre, d’humus (alors que l’eau d’été a une saveur de fruit, la saveur acide et sucrée de la bouche d’Elleo), mais elle est potable et, chauffée dans les grands bacs en pierre disposés de chaque côté du foyer, elle nous permet de temps à autre de renouer avec les joies du bain.
Si faible est la lumière de Jael que le jour paraît incapable de se défaire de l’empire de la nuit, que notre monde semble à la dérive sur un océan de néant. Je rabats la tenture, dégage mon nécessaire d’écriture dissimulé derrière deux pierres descellées, puis je m’assois sur mon lit, tends une peau sur son cadre, la pose sur mes genoux et, à la lueur incertaine d’une solarine, m’adonne avec délice à la danse des mots sous ma plume. J’ai beau resserrer les lettres, les intervalles, les lignes, ne pas gaspiller un ongle carré de mes rouleaux de yonk, je crains de manquer bientôt de matière première. Par chance, un jeune tanneur de ma connaissance, du nom de Lézel, récupère des chutes de peaux à l’atelier de son maître et passe la plus grande partie de son temps libre à les assouplir à mon intention. Je le récompense d’un sourire et parfois, lorsqu’il me rapporte plusieurs rouleaux d’un coup, d’un baiser sur la joue. À la manière dont il rougit, dont il se dandine sur ses jambes maigres et interminables, je devine qu’il n’a jamais approché de femme. Je devine également le reproche dans tes yeux, cher lecteur (lectrice), car tu as compris que Lézel me regarde avec les yeux de l’amour (les yeux de l’amour, en l’occurrence, évoquent irrésistiblement le regard éteint d’un yonk domestique) et tu me blâmes d’exploiter sans vergogne des sentiments que tu perçois purs et sincères. Je te répète pour la dernière fois que seule m’intéresse l’insatisfaction qui entraîne le mouvement, et non l’assouvissement qui embourbe dans la certitude.
Elleo, lui, éprouve des difficultés grandissantes à se contenter de promesses. Doté d’une force effrayante, il a démoli la porte de ma chambre, s’est jeté sur moi et, fou de désir, a commencé à déchirer mes vêtements. Je ne sais toujours pas comment je suis parvenue à le calmer avant qu’il ne commette l’irréparable. Sans doute ai-je trouvé les mots et les caresses appropriés, sans doute a-t-il pris conscience, dans un éclair de lucidité, qu’il risquait de ruiner à jamais notre relation, toujours est-il qu’il s’est soudain effondré sur le lit et qu’il a pleuré à chaudes larmes dans mes bras, le pantalon baissé sur les genoux, comme un enfant fautif s’offrant à la fessée. Il a au passage renversé mon pot d’encre de nagrale et souillé l’un de mes précieux rouleaux. Comment pourrais-je lui en vouloir ? Je l’ai entraîné sur un chemin inconnu, périlleux, qui soumet émotions et volonté à rude épreuve. Moi-même je me contemple parfois dans les miroirs tendus par les surfaces gelées et je cherche à comprendre d’où me pousse cette fleur noire et vénéneuse qui me ronge. Une tare génétique ? Possible : tout le monde ici-bas prétend descendre en ligne directe du grand Ab et de la douce Ellula. Ils ont occulté de leur mémoire qu’Abzalon était d’abord un dek, un criminel, un tueur de femmes.
Extrait du journal de Lahiva filia Sgen.