À la façon dont ses yeux inquisiteurs se posaient sur les permanents du mathelle regroupés autour de l’aire de battage, Orchale devina que son interlocuteur n’était pas venu lui rendre visite dans le seul but d’évoquer le problème de la fourniture de viande.
L’air brûlant vibrait des coups de fléau qui fouettaient sans relâche les épis de manne étalés sur la grande bâche de laine végétale. Les glumes voletaient dans la brise, s’accrochaient dans les cheveux, s’agglutinaient sur les torses et les jambes nus. Les enfants couraient d’un coin à l’autre de la cour intérieure pour remplir les cruches d’eau fraîche aux fontaines des grands Ab et les porter aux adultes. La chaleur écrasante de cette fin de saison sèche rendait le battage particulièrement pénible, mais nul ne rechignait à accomplir sa part de travail, et les rires étaient aussi nombreux que les ahanements ou les chamailleries.
Orchale avait dû poser son fléau et enfiler une robe lorsque Maïch, la responsable de l’accueil, l’avait avertie qu’un visiteur l’attendait. Elle regrettait d’avoir été placée dans l’obligation d’abandonner ses troupes, de sortir du cercle laborieux et joyeux des batteurs, mais, en tant que mathelle, elle se devait d’honorer la tradition d’hospitalité des domaines. Elle avait invité le visiteur à s’asseoir sur la terrasse ombragée qui dominait la cour intérieure et lui avait elle-même servi un gobelet d’eau qu’il avait avalé d’une traite. Arléan fili Gej, c’est ainsi qu’il s’était présenté, était un ancien chasseur qui avait endossé, à la suite d’une vilaine blessure à la jambe, le rôle encore mal défini de répartiteur.
« Les mathelles se sont fichtrement étendus ces dernières années, m’elle, et nous devons repenser de fond en comble le système de distribution de viande, surtout lors de la saison sèche, fit Arléan fili Gej après s’être essuyé les lèvres d’un revers de manche.
— Il vaudrait sans doute mieux laisser aux domaines le soin de pourvoir eux-mêmes à leurs besoins en viande, en corne et en peaux », rétorqua Orchale avec une pointe d’agressivité qu’elle regretta aussitôt.
Elle n’aimait pas la mine sournoise de son interlocuteur, sa voix de fausset, ses traits anguleux, ses yeux de charognard, ses cheveux longs et gras, ses vêtements de cuir grossier, son ceinturon à l’énorme boucle de pierre noire, son poignard glissé dans un fourreau le long de sa cuisse, sa façon de reluquer les femmes à demi nues qui battaient la manne. Il transpirait une fourberie, une ambition et une frustration qui suscitaient d’emblée la méfiance, voire la répulsion, mais Orchale lui présentait un visage bienveillant afin de lui soutirer toutes les informations qui seraient utiles aux mathelles lors de leur prochaine assemblée. Les protecteurs des sentiers sauteraient sur la moindre offense, le moindre manquement pour consolider l’ordre qu’ils cherchaient à imposer depuis maintenant un peu plus d’un siècle.
Arléan eut un sourire vénéneux qui retroussa sa lèvre supérieure sur ses longues dents acérées. Des crocs de prédateur, songea Orchale.
« La solution que vous préconisez est source d’em… brouilles, m’elle, et vous le savez bien. Les lakchas doivent rester unis, solidaires, ou c’est l’intérêt général qui en pâtira. Tôt ou tard, des groupes de chasseurs indépendants attachés aux domaines se… se tireraient la bourre, faites excuse pour l’expression.
— Si chaque mathelle se contentait de ses besoins, si chaque mathelle trouvait le moyen d’augmenter son cheptel de yonks domestiques, le problème de la répartition ne se poserait pas. »
Il hocha la tête d’un air courroucé puis laissa errer son regard pendant quelques instants sur la cour intérieure blanchie par les balles de manne. Les jaules, les arbres aux branches tombantes et aux feuilles jaunes, étendaient leur ombre apaisante sur les toits des bâtiments semi-enterrés. L’eau se déversait des quatre grands Ab de pierre et s’écoulait avec régularité dans les canalisations qui longeaient les murs avant de se disperser dans les vergers et les potagers. Les massifs de buissons et de fleurs éclaboussaient d’indigo, d’or et d’écarlate l’ocre de la terre battue. Des femmes remplissaient de grains de manne des sacs de laine végétale que des hommes hissaient par des escaliers de bois dans les greniers des silos.
« Combien de fichus yonks avez-vous donc domestiqués depuis la fondation de votre mathelle, m’elle ? demanda Arléan.
— Huit.
— Combien de yonkins nés en captivité, m’elle ? »
Orchale se mordit la lèvre. Elle détestait la façon dont il lui donnait du « m’elle » à chaque phrase : dans sa bouche, la contraction du mot mathelle tenait du bêlement de mépris.
« Aucun. »