Le rictus de triomphe qui flotta sur les lèvres craquelées du visiteur finit d’horripiler Orchale. Il venait de lui rappeler, en deux questions tranchantes, le rôle essentiel des chasseurs dans l’approvisionnement en matières premières aussi vitales que la viande, la corne et les peaux. Si les yonks s’étaient reproduits en captivité, les domaines n’auraient pas eu à subir l’arrogance de ces lakchas qui se prétendaient les descendants des enfants-dieux de l’arche des origines, mais, à de très rares exceptions près, les grands herbivores, si prolifiques à l’état sauvage, se retrouvaient frappés de stérilité aussitôt qu’on les enfermait dans des enclos ou dans des étables.
« J’aimerais maintenant savoir, m’elle, combien de permanents compte votre domaine », reprit Arléan.
Orchale hésita, à nouveau sur ses gardes.
« Une centaine…
— Combien d’enfants avez-vous eus ?
— Dix… onze. »
Le visiteur la dévisagea avec une expression de surprise démentie par l’éclat maléfique de son regard.
« Dix
Orchale pinça sa robe entre ses seins pour décoller la laine végétale de sa peau moite puis rassembla ses cheveux blonds en un chignon qu’elle noua sommairement à l’arrière de son crâne. Des glumes de manne s’envolèrent autour de sa tête. Elle aurait donné n’importe quoi pour se plonger dans un bassin rempli d’eau fraîche.
« J’ai l’impression d’être soumise à un interrogatoire, dit-elle d’un ton faussement désinvolte.
— Un simple recensement, m’elle. Les lakchas de chasse ont besoin de savoir combien de yonks sauvages il leur faudra abattre pour nourrir les permanents des domaines.
— Quel rapport avec le nombre d’enfants que…
— L’avenir, tiens ! Combien de filles sur ces dix
L’ironie appuyée d’Arléan vrilla les nerfs d’Orchale avec la même virulence qu’une poussée d’allergie au pollen. Puis, à nouveau, elle songea qu’elle devait tout mettre en œuvre pour préserver les intérêts des mathelles et expulsa son agressivité naissante d’une longue expiration.
« Six.
— En âge de féconder ?
— Une d’elles est déjà mère, deux sont enceintes.
— Trois qui bientôt demanderont à fonder leur propre domaine, m’elle. Qui s’installeront au sud ou au nord, qui s’éloigneront davantage du centre de l’Ellab, qui empiéteront sur les pâturages des yonks sauvages.
— Que peut-on faire contre l’expansion à part égorger les nouveau-nés ? »
Malgré ses résolutions, elle n’avait pas pu s’empêcher de cracher ces mots avec colère. De temps à autre, Aïron, Jol et Œrdwen, ses trois constants, s’interrompaient dans leur tâche pour lancer un coup d’œil inquiet en direction de la terrasse. Elle n’avait jamais ressenti la nécessité d’ouvrir sa chambre aux volages. Ces trois-là, avec leurs différences, se complétaient à merveille et lui suffisaient amplement. Elle épanchait avec Aïron ses élans de tendresse, elle assouvissait avec Jol ses pulsions animales, elle brûlait avec Œrdwen son caractère passionné. La cohabitation engendrait parfois des tensions, des éclats de voix, mais, le statut de constant impliquant la notion de partage, ils avaient appris à placer l’intérêt commun au-dessus des querelles, au-dessus des désirs individuels. Deux seulement étaient les pères de ses dix enfants biologiques, le troisième, Aïron, avait vaincu la malédiction de sa stérilité en proposant l’adoption du onzième.
« Vous voulez sans doute causer des actions récentes menées par les protecteurs des sentiers, m’elle, dit Arléan. Rien à voir avec les problèmes d’expansion : il s’agissait seulement d’extirper les fichus germes d’infection du nouveau monde, d’éteindre une bonne fois pour toutes les lignées maudites.
— Qu’est-ce que vous appelez une lignée maudite ?
— Faites donc pas semblant de l’ignorer, m’elle. Il y a des choses qui se font et d’autres qui ne se font pas, un point c’est tout.
— Etes-vous vous-même un protecteur des sentiers ? »
Le visiteur changea de position pour dissimuler son trouble. Un rai de lumière tombant du grand jaule se coula comme un furve entre les veines saillantes de son cou.
« Hé, à mon tour d’être soumis à l’interrogatoire, hein ?
— C’est que… vous connaissez si bien les intentions des protecteurs des sentiers qu’on pourrait croire que vous en faites partie, se justifia Orchale.
— Tout le monde les connaît, m’elle ! Du moins dans le secteur de Cent-Sources. Votre domaine est un des plus éloignés de l’Ellab. L’isolement, ça ne rend pas toujours les choses faciles… »
Orchale s’abstint de lui répliquer qu’elle considérait au contraire l’isolement comme un avantage. Lors de la dernière assemblée des mathelles, bon nombre de mères des domaines s’étaient plaintes, justement, des inconvénients que représentaient la proximité, la promiscuité.
« Le onzième enfant, il n’est pas de vous, pas vrai ? » demanda le visiteur.