Je crois que peu de personnes ont réussi à dormir dans la nuit du jeudi au vendredi. Tous les Lunatiques savaient que le lendemain verrait aboutir notre grande tentative. Sur Terra, tout le monde était au courant, et même leurs bulletins d’information admettaient que l’on avait repéré dans l’espace cosmique des objets se dirigeant vers Terra ; sûrement ces « bols de riz » dont ces condamnés en révolte se gargarisaient. Il n’y avait certes aucune menace de guerre : la colonie lunaire n’avait pas les moyens de construire une bombe H. Peut-être valait-il mieux, cependant, éviter de stationner dans les zones que ces criminels prétendaient viser. (Un drôle de type, un comique très populaire, a quant à lui prétendu que le plus prudent était au contraire d’aller sur les cibles que nous avions désignées ; je l’ai vu à la vidéo, au milieu d’une grande croix qui se trouvait, d’après lui, par 110° O et 40° N… je n’ai plus jamais entendu parler de lui.)
Nous avons installé une grande antenne à l’observatoire Richardson pour capter les émissions de télévision et je crois bien que tous les Lunatiques se sont retrouvés devant un poste, chez eux, dans les bars, dans le Vieux Dôme ; quelques-uns ont préféré mettre leur combinaison pressurisée et regarder à l’œil nu, malgré la semi-lunaison qui éclairait la plupart des terriers. Le juge-brigadier Brody a insisté pour installer en hâte une antenne de secours sur l’aire de catapultage afin que nos foreurs-canonniers puissent regarder la vidéo dans les salles de garde, sans quoi je crois bien que nous n’aurions pas pu conserver un seul d’entre eux à son poste (toutes nos Forces armées – les canonniers de Brody, la milice de Finn, le groupe aérien stilyagi – sont restées continuellement en état d’alerte).
Le Congrès était réuni dans le Bolchoï Teatr de Novylen quand Terra est apparue sur l’écran géant ; certaines personnalités – Prof, Stu, Wolfgang et quelques autres – regardaient un poste plus petit dans les anciens bureaux du Gardien, au niveau supérieur du Complexe. Je leur ai tenu compagnie en faisant les cent pas, excité comme une puce, attrapant un sandwich puis oubliant de le manger. J’allais sans arrêt m’enfermer avec Mike au niveau inférieur du Complexe. Je ne tenais pas en place.
Vers 8 heures, Mike m’a demandé :
— Man, mon plus vieil et mon meilleur ami, puis-je dire quelque chose sans t’offenser ?
— Quoi ? Naturellement. Depuis quand te soucies-tu de m’offenser ?
— J’y ai toujours fait attention, Man, depuis que j’ai compris que tu pouvais te montrer irritable. Nous sommes maintenant à seulement 3,57 x 10 puissance 9 microsecondes de l’impact… et je me trouve actuellement confronté au problème le plus compliqué que j’aie jamais eu à résoudre contre la course du temps. Chaque fois que tu me parles, je perds une grande proportion de ma capacité – une proportion sans doute plus grande que tu ne l’imagines – pendant quelques millionièmes de microseconde, tant j’ai hâte d’analyser exactement ce que tu m’as dit pour te répondre correctement.
— Tu es en train de me dire de te laisser tranquille parce que tu as du travail ?
— Je veux te donner une solution parfaite, Man.
— Enregistré ! Je vais retourner avec Prof.
— Comme tu veux. Reste cependant à un endroit où je pourrai te joindre… il est possible que j’aie besoin de toi.
Un beau mensonge que celui-ci, et nous le savions tous les deux. Les événements dépassaient maintenant la capacité humaine, il était trop tard pour décommander l’opération. Mike signifiait par là qu’il se sentait nerveux, lui aussi, et qu’il désirait de la compagnie – muette.
— Très bien, Mike, je resterai en contact avec toi par téléphone quelque part. Je vais me faire un MYCROFTXXX mais je ne parlerai pas. Comme ça, pas besoin de me répondre.
— Merci, Man, mon meilleur ami. Bolchoï spasibo.
— À tout à l’heure.
Je suis remonté, puis j’ai décidé que je ne voulais voir personne. J’ai trouvé un téléphone de campagne au fil assez long, je l’ai connecté à mon casque, l’ai pris sous mon bras et suis allé en surface. Il y avait une prise de téléphone à l’extérieur du sas ; je m’y suis branché et j’ai composé le numéro de Mike. Je me suis mis à l’ombre tout en gardant un œil sur Terra.
Elle trônait là, immense et fastueux croissant à mi-hauteur dans l’occident du ciel. Le soleil disparaissait derrière l’horizon, à l’ouest, mais son reflet m’empêchait de voir Terra avec netteté. La visière de mon casque ne suffisant pas, je me suis reculé un peu plus derrière l’abri de manière à pouvoir l’examiner tout en étant protégé du soleil… Là, c’était mieux. Le soleil se levait sur la côte ouest de l’Afrique, si bien que le point le plus éblouissant se trouvait sur la terre ferme : pas trop mal, mais la calotte du pôle Sud était tellement aveuglante de blancheur que je ne voyais pas très bien l’Amérique du Nord, illuminée par le seul clair de lune.