Je ne suis pas resté longtemps, je n’avais pas le temps, j’avais du travail. Je n’ai vu Milla que le temps de l’embrasser pour lui souhaiter bon voyage ; on l’avait exposée dans sa chambre et elle semblait dormir paisiblement. Je suis resté un moment avec mes bien-aimés avant de retourner travailler. Jusqu’à ce jour, je ne m’étais jamais rendu compte combien Mamie était vieille. Certes, elle avait déjà pleuré de nombreux morts, avait vu disparaître certains de ses descendants, mais la mort de la petite Milla semblait un choc trop dur pour elle. Ludmilla n’était pas comme les autres : c’était la petite-fille de Mamie, sa vraie fille, en tout sinon en fait, et l’on avait même dérogé à la règle quand Mamie avait insisté pour qu’elle devienne sa co-épouse, ce qui avait créé un lien très fort, inhabituel, entre la plus jeune et la plus âgée de nos femmes.
Comme tous les Lunatiques, nous conservons nos morts, et je suis bien content que nous ayons laissé aux Terriens leurs barbares cimetières. Je préfère notre coutume : la famille Davis n’utilise pas les restes de ses membres pour les transformer en produits commercialisables dans ses tunnels agricoles ; non, nous les entreposons dans un petit tunnel sous notre serre, où ils se transforment en roses, en narcisses et en pivoines, égaillés par le doux bourdonnement des abeilles. D’après la légende, Jack Davis le Noir s’y trouve encore, ou du moins ce qui peut en subsister après tant et tant de floraisons successives.
C’est un endroit qui respire le bonheur et la pureté.
Le vendredi, nous n’avions encore reçu aucune réponse des N.F. D’après les nouvelles qui nous parvenaient de la Terre, elles semblaient se refuser à la fois à croire que nous avions détruit sept vaisseaux et deux régiments (elles n’avaient même pas daigné confirmer qu’il y avait eu bataille) et à imaginer seulement que nous pouvions bombarder Terra – ou si nous le pouvions, à y attacher la moindre importance. Les journalistes persistaient à utiliser l’expression « jeter du riz ». Le championnat de baseball les intéressait davantage.
Stu s’inquiétait de ne pas recevoir de réponses aux messages qu’il avait envoyés en code. Ces messages avaient été expédiés par l’intermédiaire du service des transmissions commerciales de la LuNoHoCo à destination de notre correspondant de Zurich. De là, ils devaient être réexpédiés à l’agent de change parisien de Stu puis, plus discrètement encore, au docteur Chan, celui avec lequel j’avais bavardé ; Stu l’avait rencontré plus tard et ils s’étaient ménagés un moyen de communiquer ensemble. Stu avait bien fait remarquer au docteur Chan que le bombardement de la Grande Chine ne devait avoir lieu que douze heures après celui de l’Amérique du Nord, une attaque encore évitable lorsque celle de l’Amérique du Nord serait devenue un fait avéré… si, du moins, la Grande Chine agissait avec diligence. Stu avait en outre invité le docteur Chan à nous proposer des objectifs de remplacement dans le cas où ceux que nous avions choisis là-bas ne seraient pas déserts comme nous le pensions.
Stu trépignait d’impatience car il avait mis de grands espoirs dans les projets de coopération entamés avec le docteur Chan. Quant à moi, peu rassuré, je n’étais sûr que d’une seule chose : que le docteur Chan n’irait pas assister en personne au bombardement ; ce qui ne signifiait pas pour autant qu’il s’occuperait de ses vieux parents.
C’était plutôt Mike qui m’inquiétait. Il avait certes l’habitude de surveiller plusieurs charges sur des trajectoires simultanées, mais pas d’assurer la navigation spatiale de plus d’une charge à la fois. Plusieurs centaines restaient à présent en attente, et il avait donné l’assurance qu’il expédierait vingt-neuf d’entre elles en même temps, avec une précision de l’ordre d’une seconde, sur vingt-neuf cibles différentes.
Mieux encore ! Il devait envoyer d’autres charges sur certaines de ces cibles, une deuxième, une troisième, voire une sixième fois, par intervalles allant de quelques minutes à trois heures après le premier bombardement.
Quatre grandes puissances et quelques puissances moindres possédaient des réseaux de défense antimissiles. Les meilleurs semblaient venir d’Amérique du Nord. Il ne fallait pourtant pas oublier que les N.F. pouvaient très bien ignorer certaines de ces défenses : si, en effet, les Forces pacifiques détenaient toutes les armes offensives, les armes défensives appartenaient, elles, aux diverses nations, et celles-ci pouvaient en garder le secret. Les inconnues restaient nombreuses, depuis l’Inde, qui, pensions-nous, n’avait pas d’antimissiles, jusqu’à l’Amérique du Nord, que nous supposions capable de faire un assez beau travail. L’Amérique s’était en effet fort bien débrouillée pour arrêter les fusées intercontinentales à ogive nucléaire lors de la Guerre des Pétards Mouillés du siècle dernier.