La plus grande partie de nos cailloux destinés à l’Amérique du Nord atteindrait probablement leur cible pour la bonne raison que nous visions des endroits où il n’y avait rien à protéger. Les Américains ne pouvaient cependant se permettre de négliger nos charges destinées à Long Island, ni celle qui devait parvenir à l’intersection du 87° O et du 42° 30’ N, c’est-à-dire dans le lac Michigan, au centre du triangle forme par Chicago, les Grands Rapides et Milwaukee. Mais la forte pesanteur rend l’interception très difficile et surtout très onéreuse ; ils n’essayeraient sans doute de nous arrêter que s’ils le jugeaient nécessaire.
Mais nous ne pouvions pas leur permettre de nous arrêter, et nous avons donc doublé certaines charges de cailloux. Mike ne savait même pas ce que pourraient faire des fusées antimissiles à ogive nucléaire, il n’avait pas assez de données. Il supposait qu’un radar commandait leur explosion mais ignorait à quelle distance cela se produirait. Probablement d’assez près, et nos rochers enrobés d’acier seraient transformés en gaz incandescent une microseconde plus tard. Il y a pourtant une énorme différence entre une masse de rocher de plusieurs tonnes et les câblages minutieux d’une fusée nucléaire : ce qui pouvait « tuer » celle-ci ne ferait que bousculer violemment nos projectiles et leur ferait manquer leur cible.
Il nous fallait leur montrer notre capacité à jeter des cailloux sans valeur beaucoup plus longtemps qu’ils ne pourraient, eux, supporter la dépense de ces fusées (un million de dollars ? des centaines de millions de dollars ?). Si la démonstration ne s’avérait pas suffisante du premier coup, nous nous occuperions des cibles que nous n’aurions pas pu atteindre la prochaine fois que l’Amérique du Nord nous présenterait sa surface. Nous enverrions une deuxième volée de roc, puis une troisième : toutes ces charges étaient déjà dans l’espace, il suffirait d’un petit coup de pouce.
Si trois bombardements en trois rotations de Terra ne suffisaient pas, nous pourrions encore jeter des cailloux en 2077, jusqu’au moment où ils manqueraient de fusées antimissiles – ou jusqu’à celui où ils nous auraient détruits (de loin le scénario le plus vraisemblable).
Depuis un siècle, le quartier général de la Défense spatiale de l’Amérique du Nord était enterré sous une montagne au sud de Colorado Springs, dans l’État du Colorado – une ville qui, sans cela, n’aurait eu aucune importance. Lors de la Guerre des Pétards Mouillés, les monts Cheyenne avaient pris un coup au but ; le poste de commandement de la Défense spatiale avait résisté… mais pas les daims, ni les arbres, ni la ville, ni même certains des sommets montagneux. Ce que nous allions faire n’allait tuer personne sauf si les gens restaient à l’extérieur, sur la montagne, en dépit des avertissements que nous lancions sans cesse depuis trois jours. Le quartier général de la Défense spatiale de l’Amérique du Nord allait avoir droit à un traitement lunaire de faveur : douze charges de roc à la première passe, puis tout ce que nous pourrions expédier lors de la deuxième rotation, puis encore à la troisième, et ainsi de suite jusqu’à épuisement de notre acier ou que nous soyons mis hors d’état de nuire… ou que l’Amérique du Nord crie grâce.
Il s’agissait là d’une cible pour laquelle une seule charge ne nous satisferait pas. Nous voulions cogner, et cogner fort, sur cette montagne, nous voulions l’écraser. Pour les démoraliser, pour bien leur faire comprendre que nous étions toujours là. Nous voulions interrompre leurs transmissions, bouleverser leur poste de commandement, le pilonner avec autant de violence que possible ; leur causer un bon mal de crâne et une belle insomnie. Si nous pouvions prouver à Terra tout entière notre capacité à diriger une violente offensive contre ce puissant Gibraltar de leur défense spatiale et obtenir des résultats, cela nous épargnerait peut-être de faire la démonstration de notre puissance en nous attaquant à Manhattan ou à San Francisco.
Nous ne le ferions pas, même en cas de défaite. Pourquoi ? Par simple bon sens : si nous utilisions nos ultimes forces pour détruire une grande ville, ils ne se contenteraient pas de nous punir, ils nous anéantiraient. Comme le disait Prof : « Toujours laisser à votre ennemi la possibilité de devenir votre ami. »
Mais il fallait leur faire peur.