— Et c’en est une. Il s’est fait attraper la main par un dogue qu’il tourmentait sans raison, sauf celle de nous épater. Je me souviens que ça s’est infecté et qu’il a failli y laisser deux doigts. À présent, vous pouvez m’éclairer son front côté droit ? Il devrait y avoir une cicatrice. C’est cela. Il se l’est faite pendant un match de foot, en se prenant de plein fouet un poteau de but. Je ne le remettais pas car je cherchais au sein de notre classe. Mais il y avait des rencontres sportives interclasses. Il faisait partie d’une autre terminale et c’était le meilleur gardien de but. Cheveux noirs très raides et abondants – aujourd’hui semi-gris –, yeux en amande, on l’appelait « l’Indien ». Il existe des photos des rencontres sportives. D’après sa voix, c’est celui qu’ils appellent « Jeff ».
Les deux hommes revinrent dans la salle pour étudier la photo de l’équipe sportive du lycée de Rennes, que Mercadet avait réussi à extraire des archives. Les noms des joueurs étaient inscrits à la main en bas de la photo.
— Le voilà, dit Josselin en tapotant sur le visage d’un des joueurs.
— Vrai nom : Karl Grossman, lut Adamsberg.
Mercadet enregistra la donnée et revint à la photo de la classe de terminale.
— Et votre sauteur, c’est lui, dit Josselin en désignant un long jeune homme mince et blond qui dépassait en taille tous ses condisciples. Nous, on l’appelait « l’Acrobate ». Dans la bande de Robic, ce doit être celui qu’ils surnomment « le Joueur ». En athlétisme, rien ne lui semblait impossible, la corde, les sauts périlleux sur poutre, les acrobaties, la course bien sûr. Et pourtant, il n’était pas baraqué, mais il avait le don de se servir de son corps comme d’un élastique. Je vois qu’il ne l’a pas perdu. C’était un type très sympathique d’ailleurs, on s’imaginait qu’il ferait du cirque plus tard. Je comprends mal comment il a pu se retrouver embringué dans une bande de criminels. Il s’appelle Laurent Verdurin.
— C’est toi, Josselin ? appela le Joueur depuis le porche.
— Tu m’as reconnu aussi ? demanda Josselin en le rejoignant.
— Avec ta gueule, ce serait difficile de faire autrement. Je t’aimais bien aussi. T’as raison, j’ai fait du cirque pendant longtemps, acrobaties, contorsionnisme, trapèze, funambulisme, jonglage, saut, c’était ma voie. Je gardais un très mauvais souvenir du troupeau de brutes qui pourrissait la classe. Tu te souviens de ce qu’ils avaient fait au chien ?
— Tu penses que je m’en souviens.
— Abominable. Et je me suis retrouvé coincé avec eux. Parce qu’une fois que tu y es, tu es coincé. Tu t’en vas, t’es mort.
— Mais pourquoi, la première fois ?
— Pourquoi ? C’était un soir après une troisième représentation à Montpellier. Un type m’attendait à la sortie et m’a demandé si ça m’intéresserait de toucher un bon paquet. Et comment ? Simple pour moi, a-t-il dit, je n’avais qu’à escalader une façade sur trois étages, entrer dans une pièce, redescendre et venir leur ouvrir la porte du bas. C’est tout. Un cambriolage, évidemment. J’ai refusé net. Et lui a sorti une arme en me disant : « Tu le fais, t’as compris ? », et m’a conduit à sa voiture. À partir de là, j’étais foutu. Ils m’ont embarqué à Sète – à deux pas de Montpellier, c’est comme ça qu’ils m’avaient repéré – et m’ont fait bosser là-bas. Quand ils ont filé à Los Angeles, j’ai eu enfin l’espoir de ne jamais les revoir. Mais Robic a dû avoir des ennuis et il y a quatorze ans, ils sont tous revenus dans le coin. Robic m’a retrouvé en moins de deux. C’était facile, je n’ai jamais changé de nom. Je donnais des cours de cirque au Mans. Et là non plus, il ne m’a pas laissé le choix. J’ai dû reprendre le harnais.
— Tu as tué ? demanda Adamsberg qui avait suivi la conversation depuis l’auberge.
— Jamais. J’ai toujours réussi à éviter qu’on me colle ce genre de mission, sauf hier et ce soir. Je savais accomplir des tours de force dont les autres étaient incapables, et c’est pourquoi Robic avait besoin de moi. En ce qui vous concerne, commissaire, ils ont choisi le Prestidigitateur pour la première attaque, car c’est un des meilleurs aux armes. Et vous l’avez coffré. Ensuite, avec l’arrivée des gardes du corps, il n’y avait pas d’autre solution que d’escalader le hêtre pour vous atteindre. Et pour mon malheur, moi seul pouvais le faire. Quand j’ai vu ce soir que grâce à la tortue, l’attaque mortelle serait impossible, j’ai été soulagé d’un poids immense. La chance était avec moi. Jusqu’à ce que votre mémorable lieutenant réussisse je ne sais comment à me rattraper. Mais c’est une chance aussi. Parce que c’est fini pour moi. Et que je préfère être en taule que d’être l’otage de Robic.
— Sans meurtre, et avec une participation sous contrainte, tu t’en tireras avec pas grand-chose, lui dit Adamsberg. Je témoignerai en ta faveur. Pardonne mon indiscrétion, mais dès que j’ai compris de quoi vous parliez, je t’ai enregistré. Ce sera une lourde pièce au dossier pour ta défense. Aveux naturels et spontanés, libération conditionnelle.
Le Joueur lui jeta un regard d’espoir.