— Mais je peux au moins dire ce qui me gênait ou me mettait mal à l’aise sans que j’en comprenne la raison. Tout, ou presque, était déjà dans les dernières paroles de Gaël, sur lesquelles nous nous sommes égarés. Nous avions la clef, mais elle était trop enfouie pour que nous puissions l’utiliser. Mais cette clef, j’avais dû la percevoir à mon insu. Et puis deux mots, depuis les débuts, me troublaient et m’incommodaient brusquement. Tout ce qui comportait le terme « dos », comme « sur le dos », « mettre sur le dos », « avoir sur le dos ». Mais aussi, bizarrement, le mot « cordial ». À notre arrivée ici, à mesure qu’on nous présentait les habitants, on l’entendait très souvent. « C’est quelqu’un de cordial, de chaleureux. » « Cordial », « cordial », un mot sympathique, qu’est-ce qui pouvait bien me gêner là-dedans ? Et puis il y a eu l’œuf, qu’on a mal interprété, il y avait ce « brion » prononcé par le maire mourant. On y a entendu « embryon », et on n’avait pas tort, mais cela n’expliquait pas qu’il n’ait pas employé le mot « fœtus », que tout le monde utilise. Et le maire avait parlé d’« imposteur », une piste que l’on n’a pas suivie non plus, et moi pas plus que vous, car nous étions incapables de l’interpréter. « Imposteur » : quelqu’un qui fait croire être quelque chose qu’il n’est pas. Et encore ces mots de Gaël, « tapé Joumot ». Je vous l’avais dit, « taper quelqu’un », c’est fait pour les enfants. Les adultes disent « frapper », « casser la gueule » ou tout ce que vous voulez, mais pas « taper ». J’avais aussi un peu de mal à comprendre la répulsion que ressentait Maël chaque fois que quelqu’un frappait sa bosse, alors que le geste était amical,
Adamsberg s’interrompit et se frotta les joues.
— Désolé, non seulement je ne sais pas raconter dans l’ordre, mais rien ne nous est arrivé dans l’ordre, pas plus que mes pensées – mes « idées vagues », Matthieu. J’ai réfléchi aux mots de Gaël, à ce « tapé » qu’il avait employé. Que peut-on donc « taper » chez un adulte ? Mais son dos bien sûr, uniquement son dos, ou bien son épaule. « Il lui a tapé sur l’épaule », « il lui a tapé dans le dos ». Là oui, ce mot collait bien, mais ça ne marchait pas du tout avec « Joumot ». Cela évoquait tout de même des gestes cordiaux. « Taper dans le dos » et « cordialité », oui, cela allait bien ensemble. Et s’il y en avait un à qui on tapait sans arrêt dans le dos cordialement, c’était bien Maël, en dépit de son exaspération. On pouvait très bien comprendre que cette manie qu’avaient les autres de taper sur sa bosse, et depuis son enfance, puisse le mettre hors de lui, lui rappelant sans cesse qu’il était bossu. Et c’est d’ailleurs ainsi qu’on l’appelait : « le Bossu ». Comme s’il était impossible qu’on oublie cette bosse un seul instant. De cela, on sait qu’il a souffert terriblement. Dans sa jeunesse, moqué, mis à part, montré du doigt, et dans son âge adulte, un homme devenu « le Bossu », et jamais « Maël ». Oui, une vie de tourments sans relâche, Maël, dit-il en le regardant, de la douleur, et du chagrin. Pour d’autres raisons, on pourrait dire de même que la vie de Josselin fut piétinée : privé de sa personnalité au profit de Chateaubriand l’ancêtre, comme Maël au profit du Bossu.
Adamsberg demanda de nouveau du café chaud à Johan et ne reprit qu’à son retour.
— Mais des vies estropiées, reprit-il en se servant, on en a tous connu. Et ces victimes ne sont pas devenues des tueurs pour autant. Non, il y avait autre chose. Pour que Maël refuse à ce point qu’on touche à sa bosse – et il s’installait le plus souvent dos au mur quand il était chez Johan –, il y avait forcément une raison puissante. Nous sommes passés à côté parce que le fait est très rare. Mais il était pourtant écrit dans les œufs fécondés écrasés dans les poings des victimes, il était dit dans les mots du maire, comme dans ceux de Gaël. J’ai reconstitué très tard le début de la véritable phrase de Gaël : « vic » et « oss » ne désignaient pas Josselin. Mais signifiaient « Yvig », qui est le nom de famille de Maël – le « ig » se prononce « ic » en breton –, et bosse. Yvic, bosse. Et sa bosse, on l’avait frappée, et sacrément. « Yvic bosse tapé. » Tapé quoi ? Joumot ? C’est ce que le docteur a entendu et que Matthieu a interprété, et nous à sa suite, parce qu’on connaissait Joumot. J’ai cherché un mot très proche qui fasse que la phrase ait du sens. Ça m’a donné « Yvic bosse tapé jumeau ». Je me suis redressé sur mon dolmen. L’œuf, l’embryon détruit, le jumeau, la bosse. Et je ne voyais pas par quel mystère insensé cette bosse