— Assez vague, mais pas dans le fond du lac. Johan, appela-t-il au moment où l’aubergiste passait près de lui, est-ce que tu saurais aussi par miracle quel jour Robic est revenu à Louviec, il y a quatorze ans. Impossible, non ?
— Le 1er avril. Soyez pas épaté, il est arrivé sans prévenir en plein milieu de l’anniversaire de sa mère, qui avait lieu ici même. Et le 1er avril, c’est facile à retenir.
L’adjoint au maire accompagna Adamsberg dans la salle des registres et tapa le code d’accès.
— Vous devez vous rappeler le nom de cet homme qui a été tué et dévalisé ici même, peu après qu’on eut entendu le pilon du Boiteux.
— Oh, ça remonte à loin, ça, je dirais.
— Quatorze ans.
— Exactement. Il s’appelait Jean Armez.
— Il avait quitté Louviec après le collège ?
— À dix-neuf ans. Et il est revenu vingt et un ans plus tard.
— Et vous savez ce qu’il avait fait durant tout ce temps ?
— Il n’était pas très loquace là-dessus, je dirais. Il disait toujours qu’il avait « bourlingué » de par toutes les mers. Marine marchande. Une vie de bateau en bateau et une fille dans chaque port. On n’a jamais su plus. On l’appelait « le Bourlingueur ».
— Et il est revenu riche ?
— Assez pour s’acheter une maison, la meubler confortablement et se payer une femme de ménage et une cuisinière. C’est déjà pas mal. En une vie passée sur mer – où il ne dépensait pas beaucoup –, il s’était « fait sa pelote », comme il disait. De combien, je ne saurais pas dire. Il ne se privait pas mais il ne vivait pas grand train non plus, je dirais. Il disait qu’à son âge il fallait économiser sa pelote. Le pauvre gars, il a pas eu le temps d’en profiter, de sa maison. Cinq mois après son retour, il se faisait descendre.
— Cinq mois, vous en êtes sûr ?
— Disons qu’il est revenu vers novembre, puisqu’il a fêté Noël en famille.
— Et le cambriolage ?
— Les flics ont dit ça à l’époque parce que le matelas avait été soulevé. Mais franchement, cacher de l’argent sous son matelas, c’est de la blague, je dirais. Autant le laisser bien en vue sur sa table. Vous y croyez, vous ? À de l’argent sous le matelas ?
— Pas du tout, dit Adamsberg en cherchant le nom de Jean Armez sur l’écran. Décédé un 11 avril. On a su comment il avait été tué ?
— À la dure. Un coup de pistolet dans la tempe, muni d’un silencieux. Un truc de gangster, je dirais. Les flics ont passé tous les jours suivants à rechercher cette arme et à vérifier les chaussures des hommes de Louviec, car il restait des traces dans la chambre. Un échec complet.
Et donc, pensait Adamsberg en revenant vers l’auberge sous une pluie fine, Jean Armez réapparaît à Louviec en novembre, Robic arrive le 1er avril et le « Bourlingueur » est abattu dix jours après, « à la gangster ». Que Robic ait été longtemps associé au « Bourlingueur », c’était crédible, et que Robic lui règle son compte dès son retour pour l’empêcher de parler, c’était plus que plausible. Mais là encore, pas de preuves, le mur.
Mercadet l’attendait, somnolent, avec quelques résultats sur Pierre Le Guillou. Qui était partie prenante du cercle de jeux de Sète, et dans l’entreprise de vente de voitures que Robic avait montée à Los Angeles.
— Je vais me reposer, dit Mercadet, si vous en avez fini avec moi.
— Allez, lieutenant. Moi et Matthieu allons mettre Robic sur le gril. Il ne brûlera pas plus qu’une statue de pierre, mais il est grand temps d’aller le tourmenter. On le prend en feux croisés, Matthieu. Toi, moi, toi, moi, et ainsi de suite. Vieille technique.
— Mais déstabilisante.
XXVI
Robic ayant déserté son bureau pour cause de réception à son domicile, les deux commissaires se retrouvèrent vers dix-huit heures devant le luxueux portail d’une villa neuve construite à deux kilomètres de Combourg dans un immense parc.
— C’est laid, dit Matthieu.
— Très laid. Toute prétention est laide.
— C’est de qui ?
— Quoi ?
— Ta phrase. Sur la prétention.
— Mais de moi, Matthieu. Je serais bien incapable de citer des auteurs à tout bout de champ comme mon commandant Danglard.
Un domestique vint leur ouvrir et il ne put leur refuser l’accès face aux cartes qu’exhibèrent les policiers. Ils le suivirent jusqu’à une porte à vitrail doublée d’une grille et il les fit patienter. Les bruits d’une fête leur parvenaient jusqu’à l’entrée et Adamsberg fut satisfait de ne pas avoir à traverser le bruyant tumulte des personnes les plus huppées des environs pour atteindre Robic. Qui se montra vingt minutes plus tard – l’attente est une des armes de la domination –, la mine contrariée et rébarbative.
— Vous sonnez à mon domicile un samedi, vous m’arrachez sans prévenir à mes invités, c’est un abus de pouvoir que je supporte mal. Revenez mardi à mon bureau et ayez la politesse de prendre rendez-vous avant avec ma secrétaire.
— Il n’y a plus de politesse qui compte quand cinq hommes ont été assassinés, monsieur Robic, dit Matthieu.