En g'en'eral on s’est trop habitu'e en Europe, dans ces derniers temps, `a r'esumer l’appr'eciation que l’on fait des actes ou plut^ot des vell'eit'es d’action de la politique francaise par une phrase devenue proverbiale: «La France ne sait ce qu’elle veut». — Cela peut ^etre vrai, mais pour ^etre parfaitement juste on devrait ajouter que la France ne peut pas savoir ce qu’elle veut. Car pour y r'eussir il faut avant tout avoir
Et ici il ne s’agit pas de ce d'esaccord, de cette divergence d’opinions politiques ou autres qui se rencontrent dans tous les pays o`u la soci'et'e par la fatalit'e des circonstances se trouve livr'ee au gouvernement des partis. II s’agit d’un fait bien autrement grave; il s’agit d’un antagonisme permanent, essentiel et `a tout jamais insoluble, qui depuis soixante ans constitue, pour ainsi dire, le fond m^eme de la conscience nationale en France. C’est l’^ame de la France qui est divis'ee.
La R'evolution, depuis qu’elle s’est empar'ee de ce pays, a bien pu le bouleverser, le modifier, l’alt'erer profond'ement, mais elle n’a pu, ni ne pourra jamais se l’assimiler enti`erement. Elle aura beau faire, il y a des 'el'ements, des principes dans la vie morale de la France qui r'esisteront toujours — ou du moins aussi longtemps qu’il y aura une France au monde; tels sont: l’Eglise catholique avec ses croyances et son enseignement; le mariage chr'etien et la famille, et m^eme la propri'et'e. D’autre part, comme il est `a pr'evoir que la R'evolution, qui est entr'ee non-seulement dans le sang, mais dans l’^ame m^eme de cette soci'et'e, ne se d'ecidera jamais `a l^acher prise volontairement, et comme dans l’histoire du monde nous ne connaissons pas une formule d’exorcisme applicable `a une nation tout enti`ere, il est fort `a craindre que l’'etat de lutte, mais d’une lutte intime et incessante, de scission permanente et pour ainsi dire organique, ne soit devenu pour bien longtemps la condition normale de la nouvelle soci'et'e francaise.
Et voil`a pourquoi dans ce pays, o`u nous voyons depuis soixante ans se r'ealiser cette combinaison d’un Etat r'evolutionnaire par principe tra^inant `a la remorque une soci'et'e qui n’est que r'evolutionn'ee, le gouvernement, le pouvoir qui tient n'ecessairement des deux sans parvenir `a les concilier, s’y trouve fatalement condamn'e `a une position fausse, pr'ecaire, entour'ee de p'erils et frapp'ee d’impuissance. Aussi avons-nous vu que depuis cette 'epoque tous les gouvernements en France — moins un, celui de la Convention pendant la Terreur, — quelque f^ut la diversit'e de leur origine, de leurs doctrines et de leurs tendances, ont eu ceci en commun: c’est que tous, sans excepter m^eme celui du lendemain de F'evrier, ils ont subi la R'evolution bien plus qu’ils ne l’ont repr'esent'ee. Et il n’en pouvait ^etre autrement. Car ce n’est qu’`a la condition de lutter contre elle, tout en la subissant, qu’ils ont pu vivre. Mais il est vrai de dire que, jusqu’`a pr'esent du moins, ils ont tous p'eri `a la t^ache.
Comment donc un pouvoir ainsi fait, aussi peu s^ur de son droit, d’une nature aussi ind'ecise, aurait-il eu quelque chance de succ`es en intervenant dans une question comme l’est cette question romaine? En se pr'esentant comme m'ediateur ou comme arbitre entre la R'evolution et le Pape, il ne pouvait gu`ere esp'erer de concilier ce qui est inconciliable par nature. Et d’autre part il ne pouvait donner gain de cause `a l’une des parties adverses sans se blesser lui-m^eme, sans renier pour ainsi dire une moiti'e de lui-m^eme. Ce qu’il pouvait donc obtenir par cette intervention `a double tranchant, quelque 'emouss'e qu’il f^ut, c’'etait d’embrouiller encore davantage ce qui d'ej`a 'etait inextricable, d’envenimer la plaie en l’irritant. C’est `a quoi il a parfaitement r'eussi.
Maintenant quelle est au vrai la situation du Pape `a l’'egard de ses sujets? Et quel est le sort probable r'eserv'e aux nouvelles institutions qu’il vient de leur accorder? — Ici malheureusement les plus tristes pr'evisions sont seules de droit. C’est le doute qui ne l’est pas.
La situation, — c’est l’ancien 'etat des choses, celui ant'erieur au r`egne actuel, celui qui d`es lors croulait d'ej`a sous le poids de son impossibilit'e, mais d'emesur'ement aggrav'e par tout ce qui est arriv'e depuis. Au moral, par d’immenses d'eceptions et d’immenses trahisons; au mat'eriel, par toutes les ruines accumul'ees.