Napoléon eut donc toute raison de chercher à arrêter la Russie tandis que la France avait un grand homme pour souverain absolu. Le roi de Rome, né sur le trône, n’eût probablement pas été un grand homme et encore moins un souverain despotique. Le sénat et le corps législatif devaient tôt ou tard prendre de la vigueur et certainement l’influence de l’empereur des Français serait tombée, à la mort de Napoléon, en Italie et en Allemagne. Rien ne fut donc plus sage que le projet de guerre contre la Russie, et, comme le premier droit de tout individu est de se conserver, rien ne fut plus juste.
La Pologne, par ses relations avec Stockholm et Constantinople, était, pour le midi de l’Europe, un boulevard formidable. L’Autriche et la Prusse eurent la sottise, et Louis XV l’ineptie, de prêter les mains à la destruction du gage unique de leur sûreté future. Napoléon dut chercher à rétablir ce boulevard.
Peut-être l’histoire le blâmera-t-elle d’avoir fait la paix à Tilsitt; s’il pouvait faire autrement, ce fut une grande faute. Non seulement l’armée russe était affaiblie et épuisée, mais Alexandre avait vu ce qui manquait à son organisation.
«J’ai gagné du temps», dit-il après Tilsitt, et jamais délai n’a été mieux mis à profit. En cinq ans, l’armée russe déjà si brave, fut organisée presque aussi bien que la française, et avec cet immense avantage qu’un soldat français coûte autant à sa patrie que quatre soldats russes.
Toute la noblesse russe est engagée, de près ou de loin, dans l’intérêt commercial qu’exige la paix avec l’Angleterre. Quand son souverain la contrarie, elle le fait disparaître. La guerre avec la France était donc également indispensable du côté de la Russie.
La guerre étant indispensable, Napoléon eut-il raison de la faire en 1812? Il craignait que la Russie ne fît la paix avec la Turquie, que l’influence de l’Angleterre à Saint-Pétersbourg n’augmentât, et qu’enfin ses revers en Espagne, qu’il ne pouvait plus tenir cachés, n’encourageassent ses alliés à reconquérir leur indépendance.
Plusieurs des conseillers de Napoléon lui représentèrent qu’il serait prudent d’envoyer quatre-vingt mille hommes de plus en Espagne pour en finir de ce côté-là, avant de
Le 24 juin 1812, Napoléon passa le Niémen à Kowno, à la tête d’une armée de quatre cent mille hommes. C’était le midi de l’Europe qui cherchait à écraser son maître futur. Cette campagne commença par deux malheurs politiques. Les Turcs, aussi stupides qu’honnêtes gens, firent la paix avec la Russie, et la Suède jugeant sagement sa position, se déclara contre la France.
Après la bataille de la Moskowa, Napoléon pouvait faire prendre son quartier d’hiver à l’armée et rétablir la Pologne, ce qui était le véritable but de la guerre; il y était parvenu presque sans coup férir. Par vanité et pour effacer ses malheurs en Espagne, il voulut prendre Moscou. Cette imprudence n’aurait été suivie d’aucun inconvénient s’il ne fût resté que vingt jours au Kremlin; mais son génie politique, toujours si médiocre, lui apparut et lui fit perdre son armée.
Arrivé à Moscou le 14 septembre 1812, Napoléon aurait dû en partir le 1er octobre. Il se laissa leurrer de l’espoir de faire la paix; l’héroïque brûlement de Moscou[148]
, s’il l’eût évacué, devenait alors ridicule.Vers le 15 octobre, quoique le temps fût superbe et qu’il ne gelât encore qu’à trois degrés, tout le monde comprit qu’il était plus que temps de prendre un parti; il s’en présentait trois:
• Se retirer à Smolensk, occuper la ligne du Borysthène et réorganiser la Pologne.
• Passer l’hiver à Moscou, en vivant, avec ce qu’on avait trouvé dans les caves, et sacrifiant les chevaux qu’on aurait salés; au printemps, marcher sur Pétersbourg.
• Troisièmement enfin, comme l’armée russe, qui avait beaucoup souffert le 7 septembre[149]
, se trouvait éloignée sur la gauche, faire une marche de flanc sur la droite, arriver à Pétersbourg qu’on trouvait sans défense et sans nulle envie de se brûler. C’est dans cette position que la paix était certaine. Si l’armée française avait eu l’énergie de 1794, on aurait pris ce dernier parti; mais la seule proposition aurait fait frémir nos riches maréchaux et nos élégants généraux de brigade sortant de la cour.