En Russie, personne n’en est encore à s’étonner du despotisme. Il se confond avec la religion; et, comme il est exercé par le plus doux et le plus aimable des hommes, il ne choque que quelques têtes philosophiques qui vont voyager. Les soldats russes ne remuent pas avec des proclamations ou des croix, mais par l’ordre de saint Nicolas. Le général Masséna racontait devant moi qu’un Russe, qui voit tomber son camarade, persuadé qu’il va ressusciter dans son pays, se penche vers lui pour lui recommander de donner de ses nouvelles à sa mère. La Russie, comme les Romains[151]
, a des soldats superstitieux, commandés par des officiers aussi civilisés que nous[152].Napoléon sentait bien que le courant des siècles venait de changer de direction lorsqu’il disait à Varsovie: «Du sublime au ridicule il n’est qu’un pas», mais il ajoutait: «Le succès donnera de la témérité aux Russes; je leur livrerai deux ou trois batailles entre l’Elbe et l’Oder, et, dans six mois, je serai encore sur le Niémen.»
Les batailles de Lutzen et de Wurtschen furent le dernier effort d’un grand peuple dont le cœur est dévoré par la décourageante tyrannie. À Lutzen, 150.000 soldats des cohortes qui n’avaient jamais vu le feu, combattirent pour la première fois. Ces jeunes gens restèrent ahuris de la vue du carnage. La victoire n’avait mis aucune gaîté dans l’armée. L’armistice était nécessaire.
Chapitre LVIII
Leipzig
Le 26 mai 1813, Napoléon était à Breslau. Là, il fut triplement téméraire: il compta trop sur son armée, trop sur l’idiotisme des cabinets étrangers, trop sur l’amitié des souverains. Il avait créé et sauvé la Bavière, l’empereur d’Autriche était son beau-père et l’ennemi naturel de la Russie. Il fut la dupe de ces deux phrases.
Il fallait profiter du moment de relâche pour épuiser à fond les pays conquis et, dix jours avant la fin de l’armistice, prendre position à Francfort-sur-le-Mein. Toute la campagne de Russie était réparée; c’est-à-dire, en ce qui concerne la France, l’empire n’aurait pas été démembré; mais Napoléon n’avait plus d’influence au delà de l’Elbe, que comme le plus grand prince de l’Europe.
L’expédition de Silésie, mal à propos confiée au maréchal Mac Donald, qui n’est connu que par des revers; la bataille de Dresde, l’abandon du corps du maréchal Saint-Cyr, les batailles de Leipzig, la bataille de Hanau, tout cela, amas de fautes énormes[153]
qui ne peuvent être commises que par le plus grand homme de guerre qui ait paru depuis César[154].Quant à la paix qu’on ne cessait de lui offrir, le temps nous apprendra s’il y avait dans tout cela quelque chose de sincère[155]
. Pour moi, je crois à la sincérité des cabinets à cette époque, parce que je crois à leur peur. Au reste, l’esprit qui sert à acquérir n’est pas le même que celui qui sert à conserver. Si, le lendemain de la paix de Tilsitt, tout le génie de Napoléon se fût converti en simple bon sens, il serait encore le maître de la plus belle partie de l’Europe.Mais vous, lecteur, vous n’auriez pas la moitié des idées libérales qui vous agitent, vous brigueriez une place de chambellan, ou, petit officier de l’armée, à force de vous montrer le séide de l’empereur, vous chercheriez à monter d’un grade.
Chapitre LIX
Mesures intérieures. Soulèvement de la Hollande
À Dresde, après la bataille du 26 août, Napoléon paraît avoir été la victime d’un faux point d’honneur: il ne voulait pas reculer. L’habitude du trône avait augmenté l’orgueil de ce caractère et diminué le bon sens, si remarquable dans ses premières années.
Cette éclipse totale de bon sens se fait encore plus remarquer dans les actes de son administration intérieure. Cette année, il fit casser, par son vil sénat, l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles, rendu dans l’affaire de l’octroi d’Anvers, d’après la déclaration d’un jury. Le prince était à la fois législateur, accusateur et juge; tout cela, par pique d’avoir trouvé des fripons plus fins que ses règlements.