Un inconvénient de ce projet, c’est qu’il fallait rester comme séparé de la France pendant cinq mois, et la conspiration Malet a montré à quelles gens le gouvernement était confié, en l’absence d’un maître jaloux. Si le sénat ou le corps législatif avait été quelque chose, l’absence du chef n’aurait pas été fatale. Dans la marche de Moscou à Pétersbourg, tout le flanc gauche eût été libre, et Napoléon pouvait, un mois de suite, envoyer chaque jour un courrier et gouverner la France. Marie-Louise régente, Cambacérès chef du civil et le prince d’Eckmühl du militaire, et tout marchait. Ney ou Gouvion Saint-Cyr à Mitau et Riga pouvaient faire passer un ou deux courriers par mois; Napoléon lui-même pouvait visiter Paris, car une armée russe en Russie, est nécessairement immuable pendant trois mois. L’homme ne peut se conserver dans ces froids terribles qu’en passant dix heures chaque jour auprès d’un poêle; et l’armée russe est arrivée à Vilna aussi détruite que la nôtre.
Des trois partis à prendre, on choisit le plus mauvais, mais ce n’était rien encore: on l’exécuta de la manière la plus absurde, Napoléon n’étant plus le général de l’armée d’Égypte.
L’armée avait souffert dans sa discipline par le pillage qu’il avait bien fallu lui permettre à Moscou, puisqu’on ne lui faisait point de distribution. Rien n’est dangereux, avec le caractère français, comme une retraite; et c’est dans les dangers qu’on a besoin de discipline, c’est-à-dire de force.
Il fallait annoncer à l’armée, par une proclamation détaillée, qu’elle se rendait à Smolensk; qu’elle avait ainsi quatre-vingt-treize lieues à faire en vingt-cinq jours, que chaque soldat recevrait deux peaux de moutons, un fer à cheval et vingt clous à glace, plus quatre biscuits; que chaque régiment ne pourrait avoir que six voitures et cent chevaux de bât; qu’enfin, pendant vingt-cinq jours, toute insubordination serait punie de mort; tous les colonels et généraux, assistés de deux officiers, recevraient le droit de faire fusiller sur place tout soldat insubordonné ou maraudeur.
Il fallait préparer l’armée au départ par huit jours de bonne nourriture avec distribution d’un peu de vin et de sucre. Les estomacs avaient beaucoup souffert dans la marche de Vitebsk à Moscou car, à force d’imprévoyance, on avait trouvé le secret de manquer de pain en Pologne.
Enfin, toutes ces précautions prises, il fallait regagner Smolensk en évitant le plus possible la route qu’on avait dévastée en venant à Moscou, et dont les Russes avaient brûlé toutes les villes: Mojaisk, Giatsk, Wiasma, Dorogobouj, etc.
Sur tous ces points, on fit exactement le contraire de ce que la prudence ordonnait. Napoléon, qui n’osait plus faire fusiller un soldat, se garda bien de parler de discipline. L’armée, à son retour de Moscou à Smolensk, était précédée de trente mille fuyards prétendus malades, mais se portant fort bien les dix premiers jours. Ces gens gaspillaient et brûlaient ce qu’ils ne consommaient pas. Le soldat fidèle à son drapeau se trouva faire un métier de niais. Or, comme c’est là ce que le Français abhorre par-dessus tout, il n’y eut bientôt plus, sous les armes, que les soldats à caractère héroïque et les nigauds.
Les soldats m’ont souvent répété dans la retraite, mais je ne puis le croire, car je ne l’ai pas vu, que, par un ordre du jour donné à Moscou, vers le 10 octobre, le prince de Neuchâtel avait autorisé tous les soldats qui ne se sentaient pas bien portants pour faire dix lieues par jour, à prendre les devants. Aussitôt les têtes se montèrent, et les soldats se mirent à calculer le nombre de jours de marche qu’il fallait pour se rendre à Paris.
Chapitre LVII
Retraite de Russie
Napoléon disait: «Si je réussis avec la Russie, je suis maître du monde.» Il se laissa vaincre, non par les hommes, mais par son orgueil et par le climat[150]
; et l’Europe prit une nouvelle attitude. Les petits princes ne tremblaient plus, les grands souverains n’étaient plus incertains; tous levèrent les yeux vers la Russie; elle devenait le centre d’une opposition invincible.Les ministres anglais n’avaient pas calculé cette chance, ces ministres qui n’ont d’influence que parce qu’ils profitent de la liberté qu’ils abhorrent. La Russie partira du point où ils l’ont mise pour recommencer Napoléon et d’une manière bien plus invincible, car elle ne sera pas viagère: nous verrons les Russes dans l’Inde.