«8. Et Caïn dit à son frère Abel: Sortons dehors. Et quand ils furent aux champs, Caïn s’éleva contre Abel son frère, et il le tua.»
Ça n’a pas traîné, on le voit; Caïn était un gaillard expéditif. Il invite son frère à faire une petite ballade au dehors; il l’entraîne aux champs, sous un prétexte quelconque, pour chercher ensemble des scarabées, par exemple. Une fois-là, vite une querelle d’allemand, à propos de boites; puis, un bon coup de pioche sur la tête. V’lan! ça y est. Et c’est le chéri de papa Bon Dieu qui, dans l’humanité, a l’étrenne de la mort.
Après quoi, que se passe-t-il dans la caboche de Caïn? Est-il anéanti au spectacle de son crime?… Pas du tout. Il se métamorphose subitement en scélérat endurci, en gibier de bagne. Il n’a pas le moindre remords, et lui, tout-à-l’heure si abattu, il va se montrer insolent envers le seigneur Jéhovah, qui ne lui inspirera aucune crainte.
«9. Et l’Eternel dit à Caïn: Où est Abel ton frère? Et Caïn lui répondit: Je n’en sais rien; est-ce que je suis le gardien de mon frère, moi?»
On croit voir le tableau: papa Bon Dieu paraissant au coin d’un nuage et interpelant le meurtrier, et Caïn qui lui envoie quelque chose comme Et ta sœur? avec la parfaite sérénité d’un professionnel du crime, qui croit avoir fait disparaître toutes traces de l’assassinat et fait un pied de nez aux gendarmes. Or, Jéhovah n’avait pas perdu un détail du drame; son œil divin n’était pas en défaut, cette fois.
«10. Et Dieu dit: Qu’as-tu fait? La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi.»
Il est clair qu’un châtiment terrible va punir tant de scélératesse et d’effronterie.
Voyons donc la suite du discours de Jéhovah:
«11. C’est pourquoi, maintenant, tu seras maudit même par la terre, qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère!
12. Quand tu laboureras la terre, elle ne te rendra plus son fruit; et tu seras aussi vagabond et fugitif sur toute la terre.»
Voilà Caïn condamné au vagabondage, à n’avoir ni feu ni lieu, à marcher toujours sans pouvoir s’arrêter nulle part, précurseur du légendaire juif-errant. Mais, s’il va être fugitif sans repos ni trêve, il ne sera pas en même temps laboureur, ce qui est une profession essentiellement sédentaire; comment s’y prendrait-il pour labourer, même en pure perte? — Si un inculpé de vagabondage prouve au tribunal qu’il est laboureur, s’il établit qu’il possède un champ et qu’il le cultive, son acquittement est certain; l’accusation s’est effondrée, il n’est pas vagabond.
Là-dessus, Caïn prend la frousse, une telle frousse qu’il perd de vue que l’humanité se compose en tout de trois personnes, son père, sa mère et lui-même, et qu’il s’imagine pouvoir être tué à son tour par les autres hommes, qui n’existent pas. C’est du joli détraquement cérébral, ça! Eh bien, ça y est en toutes lettres dans la Bible.
«13. Et Caïn dit à l’Eternel: Ma peine est plus grande que je ne puis porter.
14. Voici: tu m’as chassé aujourd’hui de dessus cette terre, et je me cacherai de devant la face, et je serai vagabond et fugitif sur toute la terre; alors il arrivera que quiconque me rencontrera me tuera.»
Du coup, le courroux du vieux Jéhovah se calme. Il ne fait pas grâce à Caïn de sa condamnation au vagabondage à perpétuité; mais, perdant à son tour le sens de la situation, il ne veut pas que la peine soit aggravée. Aussi prend-il Caïn sous sa protection contre ces assassins impossibles. Si ce n’est pas du délire, cela, je demande ce qui en sera!
«15. Et l’Eternel dit à Caïn: Quiconque tuera Caïn sera puni sept fois au double. Et Dieu mit une marque à Caïn, afin que ceux qui le rencontreraient ne le tuassent pas.»
On s’attend à lire à présent quelque récit du vagabondage de Caïn. Ah! bien non, alors! Personne ne fut plus sédentaire que ce fugitif.