Il faut vraiment que le peuple juif ait été tenu par ses chefs dans l’ignorance la plus complète de ce qui se passait chez les autres peuples, il faut aussi que les lévites qui écrivaient pour lui ces livres sacrés aient eu un toupet phénoménal, pour qu’on trouve dans la Bible des affirmations d’une telle audace, en contradiction si flagrante avec l’histoire. La conversion de Darius à Jéhovah! le judaïsme proclamé religion d’état par édit de Darius! et cet événement politico-religieux de la plus grande importance, porté par lettres royales à la connaissance de tous les peuples! aurait-on pu rêver un mensonge aussi impudent? croirait-on qu’il ait été possible, si la Bible n’avait pas été conservée?… Darius, adorateur de Sabaoth-Jéhovah-Adonaï, lui qui participa, avec ses richesses, à l’érection du temple de Diane à Éphèse; car ce fameux sanctuaire païen, commencé vers l’an 620 avant l’ère chrétienne et termine deux-cent vingt ans après, fut élevé aux frais communs de tous les états de l’Asie occidentale (Pline)… En revanche, Daniel, ce prétendu premier ministre de Darius, ne dit, dans ses quatorze chapitres, pas un seul mot de la guerre que Darius fit aux Grecs; cette guerre formidable, Daniel n’en a jamais entendu parler! il ignore même la bataille de Marathon!…
Les chapitres 7 à 12 du livre de Daniel sont consacrés à des songes que l’écrivain prétend avoir eus et à des prophéties. Ecrites par un auteur sincère, ces rêveries n’auraient déjà aucune valeur; sous la plume du fumiste qui a raconté imperturbablement qu’il avait été gouverneur de la province de Babylone sous Nabuchodonosor et, plus tard, premier ministre de Darius, ces prétendues prophéties et visions n’ont pas même l’attrait de la curiosité qui peut s’attacher parfois aux visions extravagantes d’un fou. Que peut nous importer que Daniel ait vu ou non en rêve un lion avec des ailes d’aigle, un ours dont la gueule était remarquable par trois immenses crocs, un léopard à quatre tètes ayant sur le dos quatre ailes d’oiseau, une bête d’une forme indescriptible avec dix cornes et des dents de fer? Que peut nous importer que cet effronté blagueur annonce une résurrection générale, qui aura lieu, dit-il, dans un temps, plus des temps, plus la moitié d’un temps? Tout cela a la même portée que les calembredaines débitées par la première tireuse de cartes venue. On ne peut, en lisant ces pages idiotes, que prendre en aversion les prêtres qui y recourent pour abrutir les fidèles, et prendre en pitié ceux dont la bêtise incommensurable accepte comme des inspirations merveilleuses ces ridicules stupidités.
Le chapitre 13 expose comment Daniel sauva la vie d’une vertueuse femme que deux vieux coquins avaient fait condamner à mort, et comment la calomnie des accusateurs fut démontrée et les fit exécuter à la place de leur victime. La scène se passe à Babylone, au temps de la captivité. L’héroïne est une certaine Suzanne, femme d’un juif nommé Joachim.
Cette Suzanne était très belle et non moins fidèle à son mari. Deux vieux magistrats, qui venaient parfois dire bonjour à son mari, conçurent pour elle une vive passion.
«Ils avaient honte de déclarer l’un à l’autre l’envie qu’ils avaient de coucher avec Suzanne; mais ils cherchaient avec soin, tous les jours, les moyens de la surprendre.» (13:11-12)
Un hasard les obligea à se faire un jour la confidence mutuelle de leur coupable amour; ils résolurent, dès lors, de manœuvrer d’accord pour contraindre Suzanne à leur céder. C’est ainsi qu’ils se cachèrent dans le jardin où elle venait quelquefois se baigner; ils attendirent qu’elle fût nue, après avoir renvoyé ses servantes; alors, se montrant soudain, ils exigèrent sa soumission à leurs impurs désirs, la menaçant de dire qu’ils l’avaient trouvée avec un amant, si elle leur résistait. Suzanne pleura, mais résista. Les deux vieux juges crièrent, ameutèrent les gens de la maison, les voisins, et se démenèrent tant et si bien, qu’une assemblée du peuple fut convoquée pour se tenir le lendemain devant la maison de Joachim.
Quelle drôle de captivité tout de même! Voilà les Juifs, prisonniers de guerre, internés à Babylone, que l’autorité laisse se réunir en assemblée délibérante, en tribunal de haute justice, absolument comme s’ils étaient chez eux, à Jérusalem! On aurait cru plutôt que Suzanne, accusée d’adultère par deux magistrats babyloniens, allait être déférée aux juges ordinaires de Babylone, aux juges chaldéens institués par Nabuchodonosor; car l’épisode est du temps de la jeunesse de Daniel.