La nuit tombe : l’une des nuits les plus brèves de l’année. Sur la rive gauche ou sur la rive droite du fleuve, en amont en aval, l’histoire allemande est là, dressée, et les souvenirs se découpent sur l’horizon avec les tours hautaines. La Godesburg, ces ruines du château de l’électeur de Cologne auquel l’ombre rend leur vigueur ; plus loin encore, visible, on discerne la pyramide gothique du Hochkreuz. Le Chancelier regarde longuement, les conversations se sont tues, puis il félicite Brückner de son choix. La Ruhr, sa grisaille aux couleurs de métal rouillé et de charbon, la Ruhr si proche parait pourtant un autre monde, ici au pays des vignes et des châteaux.
Vendredi 29 juin 1934. Toute la journée, sur la vallée du Rhin, il a fait lourd. Le matin il a plu. Pas un souffle de vent. Des masses blanc sale de nuages ont obscurci le ciel, se mêlant au-dessus de la Ruhr aux fumées noires des aciéries. Peut-être est-ce la moiteur épaisse de l’été allemand qui donne à Hitler ce teint terreux, ce regard vague qui ne se fixe pas. On devine une peau humide. Peu à peu cependant, sur cette terrasse dominant le Rhin, l’artère disputée et chantée de la vie germanique, il semble se détendre, s’apaiser. Walter Breitmann a repris sa place. De temps à autre, il passe sur la terrasse ou réussit à regarder. On s’affaire autour de la table près de laquelle le Führer s’est assis, il rejette souvent la tête en arrière paraissant regarder le ciel. La nuit apporte une sensation physique, visuelle, de fraîcheur. Maintenant le fleuve est une simple traînée plus noire encore.
Hitler sourit, il interroge l’une des serveuses avec la bienveillante et pourtant distante autorité dont il est capable quand il parle avec des hommes ou des femmes de ce peuple qui l’a accepté depuis le 30 janvier 1933, il y a plus d’un an déjà, comme Chancelier du Reich. La serveuse est tout émue, elle répond par monosyllabes en souriant un peu niaisement. Sa famille, ses affaires, l’avenir, le Führer paraît pris par le questionnaire auquel il la soumet. Pourtant le regard est lointain, les mots viennent rapides, les interrogations se succèdent, mais les réponses hésitantes de cette femme sont-elles entendues ?
Au bord du Rhin, alors que la nuit s’étend sur l’Allemagne, cette nuit d’été, court intervalle sombre entre des chaleurs éclatantes, le Chancelier Hitler sait que chaque minute compte. Peut-être parle-t-il pour laisser sa réflexion cheminer, couverte, en lui-même. Peut-être est-il là, loin de l’agitation des villes de la Ruhr, loin aussi de la lourdeur compassée des fastes officiels berlinois, là sur cette terrasse enveloppée par les senteurs rhénanes, parce qu’en lui, la décision doit surgir, décision qui sera brutale comme un couperet, brûlante comme un fer rouge dans la chair vive. À moins que, déjà, les ordres n’aient été donnés et que cet entracte au bord du Rhin ne soit qu’un dernier répit laissé aux victimes désignées déjà, pour endormir leur méfiance !
Brückner passe la commande du souper, puis il se lève, demande le téléphone. Le Chancelier le suit du regard. À nouveau, c’est la tension qui se lit sur son visage. Il se tasse dans le fauteuil qui fait face au panorama, la tête enfoncée dans les épaules, et celles-ci soulevées légèrement, avec un air de malade qui a froid. Il se tait, méditatif. Parfois, un curieux s’avance prudemment jusqu’aux abords de la terrasse pour voir le Führer. Des S.S. et des inspecteurs vêtus de longs manteaux de cuir sont là qui veillent. On s’écarte. L’homme frêle assis, enveloppé dans la légère nuit d’été, est au centre des regards, au coeur de l’Allemagne, et il paraît être absent. Immobile, le menton dans la main, le visage légèrement bouffi, ses cheveux noirs plaqués, il est un homme quelconque, pensif. Ni Walter Breitmann ni personne parmi les serveurs et les employés de l’hôtel Dreesen ne sait que des camions chargés de S.S. s’apprêtent à quitter Berlin, que la nuit qui commence au bord du Rhin paisible et souverain sera celle des crimes et des exécutions. Le Chancelier tassé, fatigué, qui se repose de ses tournées d’inspection en Westphalie, paraît somnoler, rêver. Il peut pourtant d’un bout à l’autre de l’Allemagne, de Hambourg à Munich, de Brème à Breslau, de Berlin à Cologne, déchaîner la violence ou la retenir. Mais tout n’est-il pas déjà enclenché ?
Vendredi 29 juin 1934, Godesberg, vers 20 heures.
C’est le silence, le calme et la douceur rhénane ; seulement le bruit de conversations à voix basse entrecoupées de rires polis, le ronronnement régulier d’un moteur qui monte de la vallée et le pas de l’Oberleutnant Wilhelm Brückner qui revient.
LES SECTIONS D’ASSAUT